Fictions beyrouthines et autres citadines (19)

XIX


De grandes poules jaunes et noires, la queue en panache, picorent dans le pré. Adnan commente la venue de la couvée issue du couple terne et rond. Il en sourit. Il a les gestes humbles de qui prend la vie minute après minute mais veille en son âme sur tout le passé et tout l’avenir. De temps en temps, ses yeux bleus regardent l’étrangère qui pleure en silence un peu àl’écart et il continue àparler de l’entretien de la prairie. On l’a nommé gardien dans le cimetière de Chatila dont le pourtour reste àl’ombre de hauts cupressus qui laissent tomber leurs ramilles sèches sur le sol. Shérine traduit. Son regard va de l’un àl’autre dans une grande douceur. Ils sont trente-sept de ma famille ici. C’est la seule phrase que prononce Adnan concernant le passé. Un petit morceau de verdure et de calme dans le brouhaha de Beyrouth et ses banlieues a enseveli les corps des enfants naissants, des garçons et des filles, des jeunes filles, des femmes et des hommes vieux mais aussi d’hommes jeunes restés près d’eux ce jour-làde 1982.
Etre vivant quand eux sont morts, entendre les voix bienveillantes de Shérine et Adnan làoù l’horreur dans les cris eut lieu ; on resterait ici pour l’éternité, se dit l’étrangère. Et le temps ne passe pas, la respiration se fait ample, le vent est doux au bord de la fosse commune. Ici les morts veillent sur les vivants.

Dans les ruelles de Chatila, les jeunes filles sourient, les enfants jouent en contournant les flaques du dernier orage. L’étrangère se glisse entre les murs, Shérine l’entraine vers le marché d’oranges, de vêtements et de babioles. Elles ne parlent pas mais elles perçoivent un air qui serait plus tendre àleur cœur que celui de Saifi et son confort ostentatoire. Il faudrait aller dimanche sur la frontière pour crier ce qu’il en est du mal du pays, marcher ensemble jusque dans le sud, rentrer àla maison.

Comment se tenir loin de l’idée de Chatila ?

5 juin 2011
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