Flora & les sept garçons : « au pays de la dévoration »





La variété des lieux, des situations ou des personnages est grande. J’en retiendrai deux principaux aspects : des portraits ou destins de femmes, et des portraits d’enfants.
Dans le premier cas, outre les quelques exemples vus précédemment, le regard est souvent amusé ou ironique, comme dans « Belle comme un Bellini », où la vie amoureuse et sexuelle d’une femme libérée finit par scandaliser et déstabiliser sa descendance une fois qu’elle est devenue grand-mère, et qu’elle révèle à tous un épisode secret de sa vie amoureuse.
Ou alors, c’est au contraire la souffrance d’une épouse soumise aux traditions et aux codes si bien verrouillés qu’elle ne peut s’en affranchir : ainsi Fatima, qui subit les effets des conflits familiaux et qui n’a pour seule liberté que celle de rêver son impossible émancipation [1]. Plus insidieusement ironique est le récit des préparatifs du mariage de Marie-Josèphe, si inféodée à l’ordre bourgeois que font régner père et mère, qu’elle n’a aucun désir d’en modifier quoi que ce soit [2].
Ce peut être aussi des cas de la violence ordinaire exercée par les hommes, comme on l’a vu dans « Suzie et Paulo », ou comme dans cette scène de café où un consommateur de passage sauve une femme des coups de son compagnon en appelant police-secours [3].
Violence faite aux femmes, et aussi violence faite aux enfants dans les sept récits du recueil qui leur sont plus particulièrement consacrés, et d’autant plus émouvants qu’ils sont dépourvus de tout pathos : la souffrance dont ils parlent est là encore très ordinaire, et d’autant plus forte qu’elle ne se parle pas, que ces enfants sont dans une grande solitude, que les adultes, même les plus proches, n’entendent pas les signes que montrent pourtant tous ces corps : par exemple, celui d’Angélique, figée sur son muret dans le jardin de la clinique, attendant que sa mère malade lui revienne [4] ; ou celui de Jeanne, terrifiée devant un œuf qu’il va falloir disséquer à l’école, cependant qu’elle a sous les yeux une photo de journal présentant les attentats de Paris [5] ; ou encore les paroles qu’une voix adulte adresse à une petite fille « aux yeux rougis par les gaz, la poussière et les larmes », sur le ton de calme certitude qu’on prend pour rassurer un enfant effrayé, alors qu’il vit dans un de ces pays qui nous entourent, dévastés par des guerres [6].
Peut-être la référence aux « Enfances III » de Rimbaud, que cite [7] Dominique Dussidour : « Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse », résume-t-elle le mieux sa pensée sur l’enfance humiliée. Mais il y a aussi cette intervention de la narratrice, laquelle parle si peu en son nom propre, préférant laisser parler d’eux-mêmes les faits qu’elle met en scène, et c’est la conclusion d’ « Alice dans le miroir », une enfant frappée d’anorexie, exacte antithèse de l’ogre… : « Oh vous qui me lisez, aidez-la, écoutez-la, que vienne le temps où votre cœur se fendra de tendresse devant les larmes d’une fillette qui refuse de faire siennes les nourritures de ce monde-là ! »
Les deux dernières nouvelles du livre, qui ont pour décor Paris, font entendre une voix, un rythme un peu différent et comme précipité, assez éloignés de ceux des rêveries ou de l’humour qui ont pu les précéder. Il s’agit plus précisément de montrer la rue, et, pour le premier de ces deux textes, qui a pour titre « Carrefour des esseulés », la rue la nuit, ses fêtards, ses paumés, ses scènes de drague, de prostitution, la solitude de tous ces personnages, dont certains méditent sur la splendeur de la nuit.
La dernière nouvelle, elle, ironiquement intitulée « Trois femmes portraits en pied », montre la rue le samedi après-midi, les foules affairées, les grands magasins, et donne ce conseil : « marche dans les rues plutôt que dans tes pensées, tu apprendras l’histoire », et tout autant sans doute celle du temps présent que celle d’avant.
Dans l’un et l’autre chapitre c’est toujours la consommation, la fête, ou le plaisir : ce « bourreau sans merci » pour reprendre l’image de Baudelaire. Bourreau et ogre ne sont-ils pas ici de la même espèce…
Ainsi le livre court-il à sa fin, sur un rythme d’inventaire qui ne laisse pas de surprendre, voire d’effrayer un peu :
« La nuit tombe sur Paris, nous approchons du terme de notre périple.
« Le manège qui tourne, l’accordéon qui chavire, les guirlandes d’ampoules électriques qui clignotent. Les adultes à califourchon sur les petits chevaux de bois. Les enfants qui conduisent les grosses Ferrari. Les voitures ambulantes de barbes à papa, pommes d’amour, nougats, crêpes sucrées confiture chocolat ou miel. L’emplacement réservé aux otages français passés, présents et à venir sur la façade de l’Hôtel de ville. Les agents hospitaliers en grève qui distribuent des tracts. Les rassemblements interdits de sans-papiers, sans travail, sans-logis, sans rien. »
Et voici les derniers mots.
L’auteur, qui se souvient de Pascal, précise incidemment : « La patinoire encore ouverte. Les projecteurs qui éclairent ces espaces infinis dont le silence nous effraie […] », avant de conclure sur le rire joyeux d’une patineuse inconnue : « celle qui tombe en riant dans la poudre glacée », suivi de la précision : « (je ne crois pas connaître son nom). »
Illustration © Clémentine Sourdais.
[1] Voir « Doux comme des agneaux ».
[2] Voir « En amarante conduite à l’autel ».
[3] Voir « À la vie à la mort ».
[4] Voir « Debout sur le muret ».
[5] Voir « Une image sur le bout de la langue ».
[6] Voir « L’enfant aux yeux rougis par les gaz, la poussière & les larmes ».
[7] Voir « Nojoud & Lucy ».