Frédéric Lefebvre | L’ancêtre

Frédéric Lefebvre sur remue.


 

Mon ancêtre est né et mort àWaterloo.
1815.
Juin.
Sur la colline, l’empereur les passe en revue.
« Ã€ Bruxelles ! À Bruxelles !  »
Mon ancêtre est mort sans enfant. Il a vingt ans.
Heureusement, il survit. Il est sauvé par le hasard, la préparation, les habitudes, le bois et le petit métal contre le gros, le fracassant coup de sabre… Sur et dans et àcôté de la tête. La tête pend, elle se redresse. L’oreille… pfft… s’envole. Vit sa vie. Au paradis des oreilles… L’ancêtre est touché, le sang coule, la terre tourne, Blücher arrive avant l’autre… L’empereur a menti.
L’ancêtre est jeune et allongé maintenant. Il fait le mort.
Le matin, il ouvre un œil. Il est àWaterloo, le dix-neuf juin.
Dix-neuf juin. Un jour après l’appel…
L’ancêtre se précipite, éteint la radio, prend son barda, file, rejoint la Bretagne, Londres, de Gaulle…


Non, ça ce n’est pas vrai.
Ça, c’est la belle histoire. La belle histoire de mon ancêtre.
Alors je reprends :
Mon ancêtre est né et mort àWaterloo.
1815.
Il n’est pas mort.
On le relève, on le soigne. Les Anglais.
C’est cosmopolite : hier, les Autrichiens ; aujourd’hui, les Anglais.
Hier, il prend un coup de sabre de hussard sur son schako - son chapeau. Il est sauvé de l’oubli par ses munitions et par sa brosse, qu’il avait religieusement mises dans son schako - dans sa tête.
Le sabre ricoche ; l’histoire se répète ; je suis né ; mon ancêtre n’est pas mort.


Tout de même, il est né… àla mémoire.
On le relève, on le soigne. Il marche avec la colonne des prisonniers. Vers Bruxelles, vers Bruxelles.
Mais il s’échappe.
De la vie, il s’échappe.
Il écrit sa mémoire. Il raconte sa mort. L’empereur, les hussards, Waterloo, le schako, le sabre, le champ de bataille au matin, avec tous les morts de la journée. Belle journée !
Il s’échappe.
Il s’échappe.
Il écrit dans son cahier de comptabilité quelques pages manuscrites, formidables, aventureuses, étouffantes… Pour ses petits-enfants peut-être.
Mon ancêtre est vieux, alors. Il n’a plus vingt ans...


Et nous sommes venus. Peu àpeu. Ancêtre après ancêtre.
Merci Waterloo ! Merci Waterloo !

6 juin 2011
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