Gérard Titus-Carmel | Ici rien n’est présent


texte de l’intervention d’Antoine Emaz au colloque de Villeneuve sur Yonne, 24 & 25 septembre 2004

Titre.

Il pourrait sonner comme une proclamation anti-Bonnefoy dont on sait l’importance qu’il accorde àla présence, au vertige de la présence dans le poème. On connaît aussi combien du Bouchet a poursuivi, d’une toute autre manière cette « saveur du réel  » dont parlait Reverdy, c’est-à-dire le poème comme tentative extrême, peut-être désespérée, d’écrire un rapport immédiat au réel. Le livre de Titus-Carmel semble s’opposer àcette visée : il découple ici et maintenant, il indique peut-être qu’ici, dans le poème, il n’y a que de l’absence, du vide. Dès le titre, l’écriture est désignée comme lieu du manque, lieu où ce qui n’est pas là, n’est plus là, ne peut plus être là, peut encore être dit, figuré en mots.
C’est définir le poème pour ce qu’il est, de fait, une figure verbale, une ombre portée de la vie, de l’expérience que l’on a, que l’on a pu avoir du monde, de soi, et des autres.
Partant de là, l’exergue de Reverdy, pour tout le livre, est clair : « La poésie, c’est le lien entre moi et le réel absent  ». Et je citerai une autre note de Reverdy, en écho : « La poésie,c’est le bouche-abîme du réel désiré qui manque.  »

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Ombre.

Motif insistant, presqu’obsessionnel dans le livre. Motif qui m’est proche, tant au niveau visuel que symbolique parce que chargé de toute cette mythologie diffuse du contre-monde des morts qui reviennent, remontent àla surface de la terre pour venir boire les offrandes des encore-vivants qui n’ont pas oublié.
La poésie de Titus-Carmel, dans ce livre, est celle d’un impossible oubli. Des traumas, des chocs émotionnels n’en finissent pas de se répercuter dans la conscience présente. Mais nous sommes en poésie, non dans l’autobiographie ou l’autofiction. Même la partie Angle mort, sous-titrée « récit  » reste en poésie dans la mesure où ce qui est moteur de l’écriture n’est pas la relation d’un fait vécu mais l’expérience même du choc, et ce que les mots peuvent en dire. Le « récit  » est démantibulé, il n’est pas témoignage, encore moins confession. La situation de départ indique clairement la difficulté, et du même coup la nécessité d’une écriture poétique plutôt que strictement narrative : « Pourtant ma mémoire pèse de tout son poids, cherchant un point d’équilibre entre ce qu’elle tisonne infiniment et ce qu’elle s’obstine àoublier.  »(p49)
Dans cet entre-deux, qu’est-ce qui peut circuler sinon des ombres ? « Je m’avance dans l’attente, c’est -à-dire vers l’ombre de la bête innommée, suffocante.  »(p50)
Ce qui me touche ici, c’est l’extrême retenue de Titus-Carmel. Il ne s’agit aucunement de s’exposer, de montrer ses plaies - pas de narcissisme de la souffrance - juste mettre des mots làoù, muet, on étoufferait. A la fin d’Angle mort, qui est pourtant la séquence la plus claire dans l’aveu, je ne parviens pas àisoler clairement, cliniquement, l’événement biographique àl’origine du choc. Par contre, je mesure l’étendue de l’impact émotionnel d’une rupture, sans doute avec le père :  »ce fut une lutte terrible que de demeurer là, immobile, fouillant dans l’épaisseur de l’été pour y découvrir la furtive silhouette d’un père calfeutré dans son silence se glisser au milieu de la nuit, comme une écharde sous la peau.  »(p59) La même scène est reprise, insistante, àla fin de cette partie : « J’ai vu un père tout mordu de silence tendre àla dérobée ses jambes àla nuit et disparaître en son sein, et j’ai senti l’humidité du soir tomber lourdement sur mes yeux, pareillement sur mon cÅ“ur.. J’ai alors entièrement basculé en avant dans l’air tiède où volaient les insectes nocturnes dans la calme épaisseur du plein été, par manière de suivre jusqu’au bout cette brà»lure qu’il avait attachée aux épaules.  »(p71)
Ce que je trouve fort, c’est de placer la langue en face, en défi, d’une expérience brute, sans nom, ici destructrice et fondatrice en même temps.Tout l’agencement d’Angle mort vise àdire et taire dans le même mouvement. On voit apparaître des scènes et des figures très précises comme « le sourire de la jeune voisine de la mare aux lentisques  » (p 54) mais ces figures s’effacent ou se dispersent presqu’immédiatement, sans être calées dans une histoire linéaire.
Chaque poète, pour peu qu’il ne considère pas la langue comme une ludique tour d’ivoire, se retrouve àdevoir mettre en scène ses ombres, qu’elles viennent du dedans ou du dehors, fantômes de l’histoire ou de son histoire. Le registre choisi ensuite peut être très divers, mais reste la question d’écrire pour l’autre, au moins autant que pour soi, sinon le journal intime serait suffisant.
Angle mort est bien écrit àla première personne et fouille le plus intime de la mémoire, mais en même temps, il y a distance d’écriture, écart, poésie, refus de placer le lecteur en position de voyeur. Ce que donne àlire Titus-Carmel, c’est l’intensité d’une expérience de violence ; elle rejoint forcément dans la mémoire du lecteur des ébranlements analogues même s’ils ne sont pas identiques. En cela, le poème porte, déplace le poids, aère.

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Enfance.

« le mal est fait
quoiqu’il arrive ce soir

jonquilles ou avril

ou tout autre tiédeur partageant le monde
en son juste milieu je serai
cette blessure inguérissable une besace
gonflée d’enfance
où férocité de vivre et langueurs soudaines
me ravageront les tempes

(et déjàce creux au blanc du front
cet arrêt de langue
et de mort mêlées) (p21)
Partir de là, de cette « besace/gonflée d’enfance  » et de cette nécessité/impossibilité de revenir. Il y a bien un tragique du temps dans ce livre ; je ne sais pas si on pourrait le qualifier de romantique. En tout cas, il renvoie au vivant : ne pas pouvoir retourner sur ses pas, autant que ne pas pouvoir effacer les traces.
L’enfance comme arrêtée dans son élan et son goà»t « fauve  » de vivre, et ce, sans remède : « mon enfance écrasée pour toujours contre cette fenêtre  »(p59) Même si l’enfance peut être aussi un « vert paradis  », et heureusement, cela me touche que Titus-Carmel place résolument la barre de l’autre côté, celui de la violence, du traumatisme et de la révolte.
Il y a autant de peine que d’énergie libérée par cette expérience précoce de l’injustice et de la souffrance : « comment je fus renié « (p68) C’est sans oubli possible. Mais aussi, et le présent pèse son poids, dans la même page, « je suis cette fraction d’enfance aux mâchoires soudées  ». La poésie, peut-être plus largement l’écriture, naît là, dans cette boule fermée d’énergie impossible àdire sur le moment : seul l’adulte peut parvenir, bien après, àrevisiter cette violence, àl’affronter grâce au langage : « Lentement je descelle mes lèvres...  »(p72) ou encore « sur la mémoire d’une enfance sans pardon /comme dans la brèche du mur / je passe la langue  »(p133)
La poésie apparaît alors comme un long travail de reconquête de soi jusqu’àpouvoir parler :  »Ainsi je peux dire mon amère victoire...  »lit-on àla fin d’Angle mort. Poésie non pas thérapie mais lutte, affirmation (et làon retrouverait du positif) que le temps n’est pas seulement destructeur ou neutre, il est aussi possibilité de dépassement lent. D’où peut-être les motifs de l’attente silencieuse qui courent dans le livre comme autant de signaux d’une nécessaire patience.

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Monde.

On aurait tort de penser que la poésie de Titus-Carmel est une poésie recluse. Il s’agirait plutôt dans ce livre d’une question de proportion et d’urgence. Ce qui presse ici, c’est la possibilité d’exister face aux ombres qui environnent. Le dehors est renvoyé dans les marges, sauf en ce qui concerne la nature, avec une insistance nette sur les végétaux.
Le monde est saisi comme hostile, chaotique, sans histoire lisible. On comprend bien que l’enfant, lui-même pris dans un chaos affectif ne puisse saisir que « l’effondrement du monde, en face  »(p54), ou bien « la démesure du monde, où s’agitent les ombres  »(p67). Mais c’est la même illisibilité du dehors que l’on retrouve chez l’adulte : « voilàle monde qui se tord/il est énigme pour mes os  »(p127), « l’obscur remuement du monde  »(p13), « la désolante histoire des hommes/leurs récits de guerre et de rois vaincus/leurs barques creuses/arrimées àdes rives sans dessin...  »(p14) Il serait donc faux de penser qu’il n’y a pas conscience, voire attention au monde extérieur, mais cette conscience est sans prise face à« l’épaisseur du monde  », l’état des choses et de l’histoire. En cela, la poésie de Titus-Carmel me paraît très contemporaine dans son refus et sa révolte, en même temps qu’elle indique une désorientation ou une impuissance de la révolte : « je battais l’air de mes poings  »(p54), « Nous empêcherons le monde de tourner sur son axe nous garderons un peu/De givre au bout de nos doigts qui déjàs’engourdissent dans la nuit  »(p116). Ici, on voit très bien l’élan contre, et quasi immédiatement la conscience que ce futur n’aura pas lieu. D’où une position désenchantée sans résignation : , « dans la grande forge éblouie/du monde ou les rêves se tordent/ou se fêlent c’est selon  »(p142)
Parallèlement àcette difficulté lucide de prise sur l’histoire, et cherchant peut-être àla compenser, il y a une attention au réel naturel, végétal, comme un refuge de beauté. Je voudrais donner deux exemples qui me touchent :
« cet arrière-goà»t de nuit
a tant dévasté ma langue
qu’il ne m’est plus alliance avec le monde
que dans les seuls mots
ciel et lilas

des mots
dont je me frotte les lèvres
chaque fois que j’observe
les craquelures du mur
où parfois les lézards s’affolent
vers midi  »(p27)
Poème extrêmement simple, transparent et juste : une situation d’épuisement, un rebond via les mots qui redonnent relief aux choses, et ànouveau le regard aiguisé sur le réel : les lézards.
Autre fragment, plus sombre dans la mesure ou la nature ne parvient pas àdissiper l’ombre intérieure qui gagne :
« je laisse ma main pendre dans ce vide
je ne saisis rien de ce tumulte
chaque fois ma mort l’emporte
sur le feu orangé des capucines
qui m’incendia la vue
certain jour de rouille  »(p14)
On a làune tension majeure du livre : la difficulté àse dépêtrer de soi. J’aime la vérité de cette poésie, dans sa façon de dire aussi bien les replis, les refuges possibles, que les échecs lorsque dehors ou dedans viennent frapper trop fort àla porte des mots.

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Epuisement.

On écrit àla limite de soi, avant que ça casse, ou parce que c’est cassé. A la différence d’autres genres, qui formatent davantage l’expérience vécue pour la rendre lisible, la poésie me semble travailler une sorte d’urgence, de tension, de nécessité. Cela ne veut pas dire qu’elle soit formellement invertébrée, loin de là, et j’y reviendrai.Mais la forme d’écriture est très ouverte et répond àchaque fois, le plus justement possible, àla nécessité immédiate d’écrire, imposée par la force motrice du poème. La mort devant pousse, le passé presse, il reste peu d’épaisseur au présent. D’où l’échappement vers « la bruissante muraille des peupliers  »(p119) par exemple, mais le plus souvent dans ce livre, l’épuisement gagne. C’est surtout sensible, même si d’une certaine façon contré d’entrée par le titre, dans la dernière section : Affà»ts. Suite de poèmes qui travaillent les limites du corps, sa résistance fragile, d’où le motif de l’os qui revient, et le corps qui peine. Cette poésie m’est proche, non par goà»t du morbide, mais parce que, de fait, la vie telle qu’elle est faite ou telle qu’on s’en débrouille, amène assez vite le corps àbout de souffle. Sur ce terrain, on ne perd pas toujours mais on ne gagne pas souvent. Et j’aime bien que le poème s’aventure dans ces parages - non pas la mort et ce qu’elle peut avoir de théâtral - mais l’extrême fatigue d’être où l’on ne se maintient que par très peu de chose du côté de la vie : « ange lesté du poids de sa mort  »(p140) ou bien encore « et àquoi sert de se tenir debout/qu’il faille encore engorger de mots :l’ombre de ce crâne/àl’horizon  »(p143).
A ce stade tout, et c’est de vérité humaine qu’il s’agit - pas seulement de poésie - tout, donc au fond s’annule dans une mini-débâcle interne dont rien ne réchappe, même les mots :
« une pluie lourde
délave en nous
toute trace jusqu’à
brunir l’absence
(...)
sous cette rincée infinie
les murs s’ennuagent de vapeurs
ils se diluent dans l’air ainsi la buée
qui s’échappe de la bouche
parmi les mots  »(p145)

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Ecrire, contrer.

L’énergie du muet.. On l’a vu, l’expérience originaire est celle d’une rupture, ou d’une déficience, de la parole par rapport àvivre. : « quand la langue s’épuise àl’orée de dire/je n’ai plus la main/il me fait froid aux phalanges  »(p31)
Ou bien cette interrogation qui clôt Droit de silence : « est-ce encore de la langue dis-moi/est-ce encore de la langue/cet éboulis de mots/àl’aplomb du silence  »(p34).
La situation première est un dénuement, ou un trop-plein, comme on voudra, en tout cas l’évidence que le parler ordinaire ne suffit pas. On est réduit au silence alors même que la tension de la situation impose la nécessité de l’exprimer pour retrouver de l’air. D’où la difficulté d’aligner les mots jusqu’au poème : « ayant débusqué quelques mots encore logés au fond de ma gorge(...)je les crache un par un , comme des noyaux anciens, avant qu’ils ne m’étouffent.  »(p72)
D’où, aussi, le sentiment d’écart, d’exil, de « désert  », qui traverse la section Ici rien n’est présent (pp94-98-102...) : si la « langue est morte  », reste « l’effroi  » (p109)
Il me semble très juste de positionner la poésie sur ce contre-silence, àla limite d’un rien àajouter et tout àsubir, quel que soit le choc originaire, individuel ou collectif. On est face àun trop, et avec un peu de chance parfois, en tant que poète, on peut encore aligner des mots pour prendre distance, comprendre un peu, construire un petit abri de langue, une chambre d’échos pour le lecteur qui vient avec une autre histoire, la sienne, mais qui pourra se retrouver dans cet effort vers un peu d’air lorsque « les mots gisent làdans la brà»lure le sel au milieu de soi  »(p115)
Bien sà»r, dans l’épuisement, on peut rêver de « mots en ordre bien pliés//comme linge frais//au pied de son ombre  »(p138) mais Titus-Carmel privilégie le plus souvent l’affrontement, quitte àlaisser peau et os dans une « charpie de mots  »(p121) qui malgré tout soignent, apaisent parfois temporairement les choses jusqu’àpouvoir reposer dans une langue renouvelée :
« Je franchis la barrière de la langue j’élargis mon corps par dire
Jusqu’au nom cuivré d’une saison qui résonne comme glas àmidi
O frais jardin de langue et d’enfance également inassouvies  »(p120)
Demeure le manque mais il est comme dépassé par le travail d’élaboration formelle, qui gèle le choc et permet de prendre distance en quelque sorte, alors qu’on aurait pu attendre, vue la violence, un mutisme ou bien une écriture chaotique. La quatrième de couverture parle de « bris épars  » « ajointé(s) dans l’espace d’un livre  ». Sans doute les lignes de forces sont diverses, mais thématiquement, le livre orbite clairement autour de l’ombre, du manque, du deuil. Et formellement, la volonté de construction est très nette : sept séquences qui alternent vers libre court, vers long élégiaque, et une partie seule, centrale, en vers court scindé, qui donne son titre au livre. C’est moins la répartition quasi géométrique des poèmes qui me retient, mais plutôt la volonté de construction qu’elle indique. Bâtir le livre, l’architecturer, c’est encore avoir prise finale sur ce qui échappe peut-être àl’intérieur de chaque poème. Une sorte de victoire finale, àl’arraché, un pouvoir repris sur ce qui a démembré. S’il y a bien, àl’origine de chaque poème ou séquence, émotion, violence, désordre, il y a dans l’ensemble du volume ordre, construction, stabilité.

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Amitié.

J’ai insisté sur la séparation, la perte, le manque, et de fait, c’est le motif essentiel du livre, me semble-t-il, àtravers l’ombre. Resterait àparler d’une force de compensation, autre que la nature, l’amitié. Elle s’inscrit nettement comme force motrice d’une série de trois poèmes : L’entaille, Le temps renonce, et Portée pour mémoire. Dans les trois suites, même écriture très mesurée : 10 ou 12 poèmes de quatorze vers longs qui ne constituent sur chaque page qu’une seule longue phrase. La série de trois est nettement unifiée par la reprise du mot « ami  », au féminin pour les première et troisième suites, au masculin pour la suite centrale. Dans les trois cas, on a une adresse àl’autre qui brise la solitude des autres poèmes du livre. Dans la première suite, l’entaille, dominent le présent et le futur ; c’est un chant de bonheur et de dépassement des obstacles, même si la chute, in extremis, vient fêler l’ensemble. « Une mort sans allure se met àbattre nos jambes àla cadence de nos pas/Nous reconnaissons ici les craquements de l’ombre qui lentement/Avance et tout autant ceux de tes os ma blanche amie  »(p46)
Les deux autres suites ont une tonalité nettement plus élégiaque ; l’ami(e) s’est absenté(e), est passé(e) du côté du manque et de la mémoire. C’est toute la pente du livre.Mais il y a dans les trois poèmes évocation de moments ouverts, délestés par la seule présence de l’autre. S’il y a souffrance de la séparation, il y a plus fort encore le désir de garder trace de ces relations amicales, de ce qui, peut-être, fait que l’on est encore là, même seul, contre toute attente.

Note : Les citations sont extraites du livre de Gérard Titus-Carmel, Ici rien n’est présent,, publié chez Champ Vallon, Collection Recueil, Seyssel, France, 2003. Dans l’article, les références de page correspondent àcette édition.

26 juin 2006
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