Huit études sur la poésie contemporaine, volume 3

On lira avec grand intérêt ce troisième volume de la collection que publie Prétexte éditeur, dirigée par Lionel Destremau et Emmanuel Laugier.

"Dans le présent volume, écrit Destremau, l’hétérogénéité des écritures et des choix de langue des huit poètes traités permet difficilement de déterminer un axe de rencontre où ces huit voix puissent se réunir" : ce qui semble poser problème pour une anthologie, s’il est vrai aussi qu’un axe semblait déterminer le choix des poètes dans chacun des deux précédents volumes - "Singularités du sujet" pour le premier (2000), et "Pluralités du poème" pour le second (2003) - et que des "fils conducteurs avaient pu être dégagés" alors par ces regroupements.
C’est donc plutôt la diversité et la richesse de la poésie actuelle qui sont sensibles, dans cette livraison, laquelle propose pour chaque poète une libre approche critique, suivie d’extraits qui donnent à entendre la spécificité de chacune de ces voix singulières.
Perspective critique qu’anime avant tout le souci de "laisser en éveil curiosité de lecture et désir de littérature".

On remarquera simplement que ces poètes appartiennent en gros à la même génération, puisqu’ils sont nés dans les années 50 - entre 1947 et 1955 - : Auxeméry, Beurard-Valdoye, Cholodenko, Métail, Piekarski, Portugal, Savitzkaya, Tellermannn. Ils ont donc, les uns et les autres, beaucoup publié et constitué, comme on dit, une œuvre.

La postface d’Emmanuel Laugier poursuit la réflexion de ce poète sur les enjeux et les pouvoirs de la poésie, tels qu’il cherche à les cerner depuis "We do the rest" et "Restance du poème" qui concluaient respectivement chacun des précédents volumes.

Ici, non sans humour, cette postface a pour titre "D’un effet-souris", et se propose comme une variation à la précédente, "Restance du poème".

Tout part d’un concept original, celui, non pas de résistance, mais d’insistance. Autrement dit, manière de persévérer. Mais dans quoi ?

Non pas dans l’occupation d’un lieu, d’une place - par exemple ceux que pourrait dessiner une figure du poète dans sa fidélité à des normes esthétiques, à une rhétorique - mais tout au contraire dans le fait de se risquer vers ce qui précisément n’a pas de lieu : le dehors, l’étranger, ce qu’aucune mémoire ne signifie encore. Manière, pour la poésie d’être infidèle à ce que la tradition attend d’elle, ou plutôt d’être saintement infidèle, dirait Hölderlin, dont l’exigence extrême ne cesse d’inspirer la méditation de Laugier.

Alors, ce dont le poème se souvient, "ce n’est pas [de] ce qu’il peut être, mais [de] ce qu’il ne peut plus être". Et c’est par l’expérience de ce dehors sans voix encore, mais où passe de l’étrange et de l’inouï, aussi furtivement qu’une souris, que tout commence et que l’intériorité se voit convoquée vers autre qu’elle.

Cela dit, l’erreur serait de croire que ce dehors est assimilable à du rien, et que toute identité, toute histoire "sentimentale", là devraient se perdre. Le poème "ouvre des passages où se réfléchissent les données immédiates du monde sensible" ; mais en même temps il fait entendre une voix singulière. "Ce qui lui donne les prétentions d’être une minuscule relève solitaire du dehors."

J’aime entendre dans ce mot de "relève" son sens maritime, celui qui est lié à la navigation, dès lors qu’il s’agit de "relever" la position d’un astre : le réel dit alors où l’on se trouve, fixe un lieu fragile, changeant, mais un lieu, un sens, dans l’économie précaire du poème, au sein d’un milieu mouvant où l’horizon est partout anonyme.

Dans la fin de son essai, Laugier s’appuie sur les analyses d’Agamben (Matière impropre et La Fin du poème en particulier) pour réfléchir sur la donne nouvelle qu’implique l’affrontement du poème avec la modernité.

Cette donne elle est dans la "coïncidence singulière, écrit Agamben, du nihilisme et de la pratique poétique, par quoi la poésie devient le laboratoire où toutes les figures connues sont désarticulées pour faire place à de nouvelles créatures" comme celles qu’inventent Hölderlin, Kleist, Nietzsche, Rilke, Kafka ou Celan...

Cependant, et c’est encore Agamben (Enfance et Histoire) qui sert de référence, le dernier pas que fait la poésie moderne et jusqu’à nos jours, c’est peut-être celui qui l’amène à définitivement abandonner, comme le jeune homme Lenz, jusqu’au souci des références anciennes, et par là même à donner son congé au congé. Le dehors alors s’offre, ainsi que l’Histoire, comme le champ, vraiment, du possible.

Poète nomade.

Telle est la chance nouvelle, et peut-être - si je puis me permettre - un autre effet-souris, mais au sens du sourire... Et c’est qu’il apparaît soudain, par l’insistance du poème à n’être que soi, "de l’étrangeté dans le plus proche, c’est-à-dire du lointain creusé entre les choses quelconques et le regard que vous y portez". Et c’est la joie de la découverte.

A condition qu’on puisse, comme disait l’autre, "Tenir le pas gagné"...

Jean-Marie Barnaud

29 juin 2005
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