LĠimagination mode dĠemploi ?
une science de lĠimaginaire au service de la crativit
Jean-Jacques Wunenburger
I – LĠidentit de lĠimaginaire
Ç La sphre mentale (la psychosphre) de chaque individu est occupe par 1/ la perception du rel (immdiate ou mmorise) et 2/ par une idation-verbalisation qui met en Ïuvre des signes logico-linguistiques conventionnels et abstraits, qui permet de discourir sur le monde (juger, raisonner, penser). Mais 3/ entre les deux, on distinguera par Ç imaginaire È des productions subjectives dĠimages (verbales et/ou iconiques, lments ou composition par tableaux ou rcits) de reprsentations du monde (recration du pass, images de mondes dĠailleurs, de mondes possibles, de ralits venir — projet, anticipation, fictionnalisation du futur). Ex. : mes souvenirs idaliss, mes rves de vacances et de vie future, mes dsirs rotiques, mes idalisations des objets techniques, mes croyances religieuses, etc. Ces images (mentales et matrialiss dans la peinture ou lĠcriture) sont insparables dĠtats affectifs — plaisir-dplaisir — , de significations symboliques multiples, et de croyance (adhsion par nostalgie, par esprance, par divertissement, mais aussi par suite dĠemprise de traumatismes, de frayeurs et dĠangoisses). LĠimaginaire vient encadrer ou dformer la perception du monde prsent et impressionne les contenus de pense quĠil alimente et largit. Comment se constitue les Ç formes È et Ç forces È de lĠimaginaire, comment peut-il devenir source dĠalination et de pathologie (dcrites par la psychiatrie), mais aussi source de crativit de lĠesprit (dans lĠart, la vie cratrice) ?
Entre la ralit concrte perue par les sens et le monde abstrait de la raison, il existe donc un plan intermdiaire, fait de souvenirs, dĠaffects, dĠanticipations, de simulations et de fictions, qui nous occupent une large partie de notre temps, qui dterminent nos dcisions, influent sur nos comportements, bref constituent la substance de notre vie psychique.
(É)
QuĠavons-nous lĠesprit, la plupart du temps, si ce nĠest dĠabord des images souvenirs qui sont slectionnes et reformates par la mmoire imaginative et qui portent sur ce qui nĠexiste plus, ensuite des anticipations et simulations de faits qui nĠexistent pas encore mais auxquels nous donnons une existence par lĠimagination prvisionnelle ? Comment ne pas reconnatre la place de nos peurs et dsirs qui sĠaccompagnent dĠidalisations, sublimations, cristallisations dĠimages ? Ces reprsentations nous disposent de manire joyeuse ou triste et mlancolique, influenant ainsi les performances de nos facults de raisonner ou de percevoir. Bref, nous imaginons le plus clair de notre temps si nous admettons quĠimaginer nĠest pas seulement inventer des fictions, mais produire des images mentales en lieu et place de donnes qui nĠexistent plus ou pas encore, en confiant aux images et leurs valences affectives le pouvoir de lier entre eux les moments de notre vie, de remplir les vides de lĠignorance, de susciter des valeurs et des croyances ngatives ou positives relatives la vie que nous menons. CĠest donc par lĠimaginaire que nous construisons notre identit personnelle, que nous assurons une continuit nos actions, que nous entrons en contact avec les autres, que nous construisons notre monde intime.
LĠimaginaire personnel sĠlabore partir dĠune double filliations : dĠabord une filliation interne, endogne, notre pouvoir de nous remmorer nos souvenirs ou dĠanticiper lĠavenir dpendant de notre constitution neuro-bio-psychologique et de notre biographie (place des images traumatiques de lĠenfance ou des grandes images de bonheur intime). Ensuite une filiation externe, exogne, puisque nos capacits produire des images, symboles et mythes, dpendent de la richesse de notre patrimoine symbolique vhicul par les systmes dĠducation et les technologies mdiatiques (une population cultive dispose de plus de matriaux oniriques quĠune population inculte, qui nĠest pas quivalente dĠillettre car la culture orale tait un vaste rservoir dĠimaginaire), de la langue, de lĠhistoire sociale, de la force des structures mythiques collectives (pression du religieux, place de lĠart, etc.) Chaque individu exprimente ainsi une combinatoire dĠimaginaires plus ou moins socialiss et riches, qui forment un atlas pluriel dĠimages, images strictement personnelles (fantasmes), images culturelles (rfrentiels communs une culture) et mme images universelles, vritables archtypes qui agissent et interagissent de manire transhistorique et transculturelle (images des lments cosmiques, eau feu, terre, air, images dĠarbre, de cercle, etc.). Cet imaginaire se projette parfois sur des supports matriels (criture, dessin, tableau, cinma, vido, etc.) et se cristallise mme sur des objets techniques (machines, automobiles, aliments, appareils, etc.) qui activent, condensent, substantialisent des imaginaires. LĠimaginaire sĠextriorise ainsi en culture matrielle, en Ïuvres techniques ou artistiques qui servent de relais aux images subjectives. Bien plus, les objets qui focalisent de lĠimaginaire gagnent en valeur affective et symbolique, et deviennent ainsi des catalyseurs engendrer de nouvelles rveries.
II – LĠarchitecture de lĠimaginaire
Comme pour bien des catgories, lĠusage du terme imaginaire au singulier risque de faire ngliger la complexit et la multidimensionnalit de sa configuration et de son activit. Car si lĠimaginaire regroupe en un monde propre toutes sortes dĠimages, il voit en fait sĠtager ces images en plusieurs niveaux ou familles, qui confrent lĠimaginaire une plus ou moins grande richesse ou pauvret, superficialit ou profondeur. Rien de plus parlant en ce sens que de comparer lĠarchitecture de lĠimaginaire un arbre qui laisse apparatre la couronne visible du feuillage et des ramures, le tronc qui les porte et les racines qui les nourrissent.
LĠarbre aux images
Comme nous lĠavons montr par ailleurs, la morphologie des images peut tre compare celle dĠun arbre avec arborescence externe, tronc, racines caches. Elle comprend quatre types dĠimages en fonction de leurs modes de constitution et du regard qui les vise, deux niveaux pr-symboliques, deux symboliques :
— LĠicne, (eikon, en grec) est une image copie ressemblante dĠune ralit sensible ou idelle, qui ne se confond pas cependant en gnral avec le modle qui nĠest pas une rplique isomorphe (comme dans le trompe-lĠÏil, image limite)
— Le fantasme ou simulacre, (fanstama ou eidolon en grec), reprsentation en lĠabsence de son rfrent (non perceptif) dont le mode dĠexistence est de faire paratre quelque chose avec une forte simulation de prsence (souvenir, tableau de la vie du Christ, film de fiction). Elle peut tre relle sĠil existe un rfrent actif ou irrelle si lĠon ne dispose pas de rfrent, ce qui ne veut pas dire quĠil nĠexiste pas dans lĠabsolu (ailleurs ou dans le futur). cette image sĠloigne de la copie mimtique tout en produisant parfois le mme effet.
— Le symbole (englobant lĠallgorie). LĠimage devient symbolique (quivalent du tronc de lĠarbre) partir du moment o par son contenu sensible elle suscite, suggre des images analogiques en sries, guides par un signifi virtuel (vie, mort, paix, bonheur, etc.). La question est de savoir partir de quelles proprits smiotiques une image-fantasme peut aussi tre traite comme symbolique. Regarder un arbre, par exemple, nous conduit avoir lĠimage dĠune espce vgtale relle (savoir scientifique), mais peut aussi veiller dans la conscience la reprsentation dĠides simplement associes, un jardin dĠagrment ou la coupe du bois pour chauffer, mais peut orienter ensuite, vers la pense de la vie et mme dĠune vie dote dĠune longvit impressionnante, et finalement vers lĠide dĠune ternit par-del la mort. LĠimage devient ds lors, au sens strict, Ç symbolique È, au sens ou sa force psychique, sa consistance smantique viennent de mta –significations qui sont la fois Ç lie È au contenu primaire et Ç dlie È puisquĠelles appartiennent un autre niveau dĠexprience sensible ou intelligible, niveau secondaire, indirect ou figur. LĠimage en tant que symbole repose la fois sur un lien et une coupure.
— LĠimage symbolique relve enfin le plus souvent dĠune forme typique ou archtypique, matricielle, originaire, radicale (lĠquivalent des racines de lĠarbre), lorsque par son contenu et son sens elle semble tre une reprsentation substantielle, source, Ç moule È de sens (exemple les archtypes du pre/mre, de la maison, de la croix, de la coupe, etc.). On peut faire prcder encore, comme G. Durand, lĠimage archtypique par un schme qui lĠassocie des substrats comportementaux et neuro-biologiques. On rejoint alors le plan des images primordiales, gnriques, nodales, racines du psychisme imaginant.
Mais dans lĠexprience vcue de lĠimagination non seulement ces niveaux dĠimages varient en proportion selon lĠindividu, mais elles peuvent tre parcourue de manire continue et alternative lĠoccasion de toute perception imaginante. Ainsi devant un tableau de Cranach ou de Drer, reprsentant Adam et Eve, on est amen remonter une vritable chelle de niveaux dĠimages, qui nĠest pas sans rappeler la hirarchie mise en Ïuvre par lĠexgse religieuse mdivale lorsquĠelle distingue dans un texte ou dans une image les niveaux dĠinterprtation littral, allgorique, tropologique ou moral et anagogique ou mystique. Ainsi le tableau peut renvoyer dĠabord pour le spectateur aux corps physiques —rotiques— de lĠhomme et de la femme rels, qui ont pu servir de modles au peintre puis aux prototypes picturaux dont il a pu sĠinspirer pour les styliser. Ces figures peuvent ensuite faire penser successivement aux allgories du rcit biblique qui imaginent la naissance de lĠhumanit, une expression universelle de bisexualit de cette humanit, des symboles du masculin et du fminin en tant que principes originels qui peuvent sĠappliquer lĠme et au corps quĠ lĠme seule (thme de la double nature Anima-Animus du psychisme), etc. Ainsi lĠimaginaire contient sous son corce visible une chaire intrieure qui protge elle-mme un noyau fondamental qui concentre tous le sens englobant, de sorte que lĠimaginaire du voyeuriste sera bien diffrent du regard spirituel du mystique tout en tant en permanence ouvert une circulation en chaque sens. Telles sont la richesse et la plasticit de lĠimaginaire.
Les niveaux des
imaginaires
Cette diversit et ces variations permettent de dgager trois types dĠimaginaires, peu reprs dans la langue franaise, mais quĠon gagnerait mieux diffrencier selon les propositions suivantes :
— DĠabord lĠimagerie pourrait dsigner lĠensemble des images mentales et matrielles qui se prsentent avant tout, par leurs informations visuelles, comme des reproductions du rel et de lĠidel, en dpit des carts involontaires ou volontaires par rapport au rfrent. Peuvent tre ranges dans cette catgorie les images documentaires, souvent performatives, de type photographique, cinmatographique, tlvisuelle, le dessin publicitaire, la peinture figurative, les images mnsiques objectives, etc., en tant quĠelles se prsentent comme des Ç choses È reprsentes. LĠimage duplique ainsi le monde pour le mmoriser, le connatre ou lĠesthtiser.
— Ensuite lĠimaginaire, au sens strict, englobe les images qui se prsentent plutt comme des substitutions dĠun rel absent, disparu ou inexistant ouvrant ainsi un champ de reprsentation largie de lĠirrel. Celui-ci peut soit se prsenter comme une ngation ou dngation du rel, dans le cas du fantasme (on peut alors parler dĠun imaginaire stricto sensu, au sens de la psychanlyse lacannienne), ou simplement comme un jeu avec des possibles, ou comme Ç variation de profils È (au sens donn par Ed. Husserl) comme dans le cas de la fiction (faire Ç comme si È), ce par quoi on entre dj dans le symbolique (au sens kantien). La mmoire comme lĠanticipation se prtent particulirement ce type de construction imaginaire.
— Enfin lĠimaginal (du latin mundus imaginalis et non imaginarius) renverrait plutt des reprsentations images que lĠon pourrait nommer sur-relles puisquĠelles ont la proprit dĠtre autonome comme des objets, tout en nous mettant en prsence de formes sans quivalents ou modles dans lĠexprience. Ces images visuelles, schmes, formes gomtriques (triangle, croixÉ) paraboles et mythes (paradisÉ), donnent un contenu sensible des penses, sĠimposent nous come des visages, nous parlent comme des messages. LĠimaginal, comme corrlat de lĠimagination cratrice ralise le plan suprieur du symbolisme qui actualise des images piphaniques dĠun sens qui nous dpasse et qui ne se laisse rduire ni la reproduction ni la fiction. Ces reprsentations dsignent des images primordiales, porte universelle, qui ne dpendent pas des seules conditions subjectives de celui qui les peroit, qui y adhre, mais qui sĠimposent son esprit comme des ralits mentales autonomes, des faits notiques.
Ces trois catgories dĠimages, souvent imbriques lĠune dans lĠautre dans lĠexprience mentale, dfinissent dĠailleurs trois intentionnalits bien diffrencies : imager, imaginer et imaginaliser. Ë chacune dĠelles correspond aussi un type de savoir bien identifi : 1/ la smiologie, 2/ les sciences du fantasme et de la fiction, 3/ une sorte dĠiconologie symbolique, aux mthodes encore indcise. CĠest pourtant ces dernires images qui sont les plus actives dans les activits de pense spculative et mditative.
Ainsi lĠimaginaire dsigne une totalit de reprsentations mentales qui dborde sur la perception et lĠintellection, qui surcharge la ralit de retentissements affectifs, dĠanalogies et mtaphores, de valeurs symboliques secondes, mais selon des formes et forces trs diffrencies. Sa richesse, sa mobilit, sa polysmie varient selon les sujets, et chez un mme sujet selon les vises et les moments de son existence. Cette nature multiple de lĠimaginaire pourrait nous incliner croire que par cette varit et plasticit se rapproche dĠlment non rationalisables chaotiques, imprvisibles. Mais peut-tre est-ce le contraire : la pluralit des images factuelles et superficielles, voire strotypes, les lments apparemment libres de toute relation contraignante et de toute volution prvisible, masquent en fait leur ramification, leur drivation de structures germinales, leur enracinement dans des matrices de production linguistique. Les mmes effets de surface des images cachent donc des filiations, connexions, interdpendances latentes qui peuvent donner lieu une connaissance discursive de rptitions, dĠinvariants, de frquences et de cycles. (É)
Editions Manucius
— 2013
Modlisation des imaginaires / innovation et cration
– collection dirige
par Pierre Musso
ISBN (ePub) :
978-2-84578-133-7