IX. Ex-nihilove et bouc émisphère

Ce texte est une version de travail du Bonhomme Pons, qui a pris ensuite une forme différente en vue de sa publication en volume, aux éditions Belfond, en septembre 2014.



Aucun des flâneurs qui, le dimanche 10 octobre 2010, s’extasiaient devant les vitrines pittoresques du très pittoresque quartier Saint-Blaise, l’ancien village de Charonne rattaché à Paris en 1860, où un mince réseau de ruelles maintient une illusion provinciale au cœur du XXe arrondissement, aucun de ces flâneurs, donc, n’aurait imaginé que le troisième étage du 7, rue Saint-Blaise, abritait un musée à rendre jaloux bien des préfectures de province. Pons y louait en effet, depuis la fin des années 60, un appartement de belle taille qu’il n’aurait pu continuer d’occuper si la propriétaire, apparentée à la famille Camusot, n’avait charitablement oublié, les quinze dernières années, d’augmenter le loyer du musicien déchu.

Au pied de l’escalier menant à l’église Saint-Germain-de-Charonne et à son charmant cimetière mitoyen qui en fait une exception parisienne, l’appartement de Pons aurait pourtant trouvé preneur pour trois fois les huit cent cinquante euros que le musicien peinait, en 2002, à verser chaque mois. Nouveau refuge des parisiens branchés qui fuient la Bastille ou le canal Saint-Martin trop benoîtement à la mode, l’irréductible village encerclé par les barres HLM est devenu depuis dix ans l’un des musts des guides du Paris pittoresque que l’édition multiplie à tour de bras, rentabilisant le filon de l’authentique sans plus de scrupule que l’industrie de la pêche n’en éprouve à utiliser les filets dérivants. Se répétant les uns les autres, tous les guides présentent ce haut lieu de la Commune longtemps resté populaire comme étant désormais propice aux arts et aux artistes, réputation qui ne tarde jamais, à Paris, à faire basculer un quartier dans la spéculation, de sorte qu’il n’y demeure bientôt plus un seul artiste, sinon les vétérans des anciennes avant-gardes. Malgré la vie tranquille qu’y a menée la chanteuse Barbara, enterrée là tout comme l’écrivain collabo Brasillach sur lequel la plupart des guides se montrent d’autant moins loquaces qu’il a abondamment célébré le quartier, il semble bien, pour autant, que l’enivrante impression de déjà-vu et de retour d’enfance qui saisit les promeneurs sur le parvis de l’église tient avant tout à une grande réussite du cinéma le plus franchement franchouillard, les Tontons flingueurs. C’est là, en effet, dans l’église où l’on pourrait se croire au centre d’un village médiéval, que les deux tourtereaux niais se marient sous l’œil humide des mafieux, aux dernières images du film. Autant que le grisbi intouchable ou la liqueur dont il faut reconnaître que c’est du brutal, l’arrivée tardive à la messe des deux anges gardiens du tonton de Montauban est l’une de ces perles cinématographiques incrustées dans la mémoire collective par-delà les barrières sociales ; un sourire réconfortant aux lèvres, les tueurs à l’accent italien en profitent pour se laver les mains à l’eau bénite après s’être débarrassé des empêcheurs de trafiquer en bon père de famille, y compris du seul vrai méchant à l’accent germanique dont la voiture flambe encore au bas des marches, sous l’enseigne piquetée de rouille de la brocante Rémonencq, pour ainsi dire à la porte de l’immeuble de Pons, quelques mètres avant la devanture vert bouteille de l’épicerie trois étoiles qui n’a pas changé d’un iota depuis les années 50 et que signalent tous les guides, prière de s’extasier devant les toutes premières affiches pour les piles Varta, en vente ici.

Depuis la mort de sa mère, Pons n’avait jamais connu le bonheur de vivre avec une personne aimée qui vous empêche de vous vautrer dans la solitude mélancolique, vous entraîne au contraire à l’attention constante à autrui et donc à soi-même. Il se félicitait chaque jour d’avoir osé le premier y songer, un soir de juillet 2003 que les deux amis repeignaient le monde aux couleurs vives de l’amitié. N’était-il pas stupide, quand lui-même s’ennuyait seul dans un espace largement suffisant pour deux, que le bon Québécois continue d’habiter dans sa sordide chambre de bonne de la rue Lafayette et de verser six cents euros à l’une de ces familles bourgeoises dont les pratiques n’ont rien à envier aux marchands de sommeil du 9-3 ? En sus des deux grandes pièces et d’une petite antichambre dévolues à son musée, de la salle de séjour et de sa propre chambre, Pons disposait encore d’un bureau qui, allons, ne lui était pas aussi indispensable qu’il l’avait longtemps cru. Latuque n’aurait aucune difficulté à y loger l’entièreté de ses possessions. Qu’ils partagent cuisine, séjour et salle d’eau, s’épargnant ainsi leurs continuelles traversées de Paris en quête l’un de l’autre !

Les deux musiciens n’avaient pas mis longtemps à interroger le pour qui leur semblait l’évidence et le contre qui à son tour se divisait en deux : puisqu’il y avait des arguments négatifs qui ne pouvaient que les réjouir, comme la perspective de se lier au-delà de ce que les conventions suggèrent, et d’autres plus cruels, sachant bien la réputation qui risquait d’être faite à deux quinquagénaires vivant ensemble, à Paris, à l’orée du nouveau siècle. Les deux inséparables décidèrent dans un élan jouissif qu’ils n’en avaient cure, confortés par l’accueil bienveillant de la concierge, madame Silveira, qui s’occupait de longue date du ménage de monsieur Pons, et trouvait au nouveau venu débarqué ex-nihilove, comme elle aimait à dire en croyant citer Gérard Depardieu, l’air sympathique d’un homme qui ne contrôle de trop près ni vos horaires ni la nature des produits d’entretien inscrits sur le ticket de caisse du Monoprix. Luzia Silveira avait d’emblée flairé la possibilité d’amener Latuque à bénéficier de ses talents de cuisinière, non pas avec l’irrégularité de monsieur Pons, toujours à courir elle se demandait bien quel guilledou, mais avec le sérieux d’un vieux garçon passant à table comme coucou suisse. Il est trop tôt, dans cette histoire où son rôle est considérable, pour s’attarder sur ce personnage au langage coloré, qui refuse violemment aujourd’hui d’en passer pour le bouc émisphère, comme elle le répète sans fatigue, sinon pour préciser qu’effectivement, elle veillait au confort des deux amis depuis l’automne 2003.

En dehors des escapades gastronomiques de Pons, les deux hommes n’étaient plus séparés qu’à l’heure où chacun partait donner ses cours de musique, l’un se dirigeant vers le métro quand l’autre sortait son scooter du box de la rue de Bagnolet. Dans les périodes où la société de production enregistrait une émission nécessitant la présence de Pons, Latuque l’accompagnait désormais dans les studios. Il s’y était montré peu à peu indispensable, sachant harmoniser un gimmick sur-le-champ et parfois même expliquer au titulaire de la guitare ou du piano un doigté qu’il peinait à réaliser sans provoquer la moindre rancune, tant son absence d’ambition et son air tombé du nid l’avaient rendu rapidement sympathique à tous les musiciens. D’abord récalcitrant, le producteur lui-même, un ancien commercial ambitieux et d’autant plus efficace à son poste que son avenir politique l’exigeait, s’était surpris lui-même à le tutoyer un jour que Latuque avait remplacé au pied levé le bassiste. Ce qui n’avait cependant pas suffi pour décider Jean-Luc Gaudissart à lever l’interdiction qu’il avait clairement formulée en signant son contrat au Québécois : il était exclu que Latuque apparaisse à l’écran ; la caméra pouvait avantageusement jouer de la présence de Pons et même en offrir parfois un gros plan à la cruauté des téléspectateurs, mais deux gueules pareilles ça ne passerait jamais, il n’en démordait pas.

Ce n’est pas tant que Latuque était heureux d’avoir trouvé cette occupation supplémentaire, c’est plutôt qu’il avait été à ce point effrayé de l’univers où son ami était contraint de travailler qu’il avait jugé impensable de continuer à l’y laisser aller seul. Depuis sa première visite aux studios de Canal+, lors d’un enregistrement en direct de l’émission de début de soirée, Latuque n’avait pas de mots assez durs en français pour décrire cet univers de mal-amanchés braillards, de chiens à culotte qui sacrent à crève-cœur, comme il disait, rageur, retrouvant la verdeur du parler des Grands Lacs. Sa vindicte n’épargnait que les musiciens : puisqu’ils étaient musiciens. « Tsu parles de l’envers dzu décor, une dsescente auz’enfers, oui », disait-il, noyé qu’il avait été dans la cohorte de spectateurs ravis d’avoir décroché leur sésame pour pénétrer dans le saint des saints, figurer à la télévision, être reconnus par leurs voisins, leurs collègues, leur belle-mère peut-être !

Ce n’était pas faute d’avoir été prévenu par Pons, pourtant, qui redoutait l’effet traumatisant pour son ami des plaisanteries grossières des deux chauffeurs de salle, dont il détestait la morgue frustrée, et qui chaque soir recommençaient à l’identique leur numéro de duettistes, dans les sous-sols du bâtiment, avec une efficacité effrayante, c’est donc ainsi que les hommes sont manipulables ? Ces deux-là, comédiens reconvertis, disposaient d’un quart d’heure montre en main pour enseigner les bonnes manières aux spectateurs du jour avant de les laisser entrer dans le studio ; il s’agissait de les faire rire d’abord puis de les arracher à la léthargie naturelle au téléspectateur au moyen d’une harangue suffisamment persuasive pour que le moment venu le public se dresse comme un seul homme soulevé d’enthousiasme à l’apparition de la lumière rouge, applaudisse de concert à celle de la lumière bleue ou rie toutes dents dehors lorsqu’elle virait au jaune, qu’il ait ou non compris le motif de son hilarité subite. De tout cela, et du fait que les musiciens relégués dans la fosse jouaient à la vérité en playback ce qu’ils avaient préalablement enregistré, cette honte de bourrer la batterie de cotonnades, Pons avec précaution l’avait longuement entretenu, insistant encore sur la nécessité où Latuque se trouverait, mêlé au groupe, de répéter ou faire semblant de répéter les cris de joie que le chauffeur de salle exigeait, s’il ne voulait pas être méchamment pris à parti en tant qu’individu récalcitrant qui peut bien se trouver ridicule de hurler et de rire sur commande, mais qui risque fort de l’être mille fois plus, à prétendre se désolidariser, se croire au-dessus de ça, et pourquoi pas supérieur, à l’écran il paraîtra plutôt en dessous de tout, s’il reste assis rassis quand tous les autres se lèvent.

Non, ce n’est pas tout cela, hélas prévisible, qui avait manqué être fatal au pauvre Québécois, mais le bond qu’il fit sur son siège, tout à fait terrorisé, au surgissement d’un individu en chemise blanche et costume anthracite traversant la scène d’un pas furieux cinq minutes à peine avant l’heure du direct pour s’emparer du micro et lancer une bordée d’injures à vous vriller les tympans, nom de dieu de putain de saloperie de bordel de merde de tas de gros connards, et qui semblait décider à répéter des torrents d’injures destinées au monde entier et donc à chacun tant que personne n’interviendrait. Latuque, évidemment, était le seul à n’avoir pas immédiatement reconnu l’homme que les journaux avaient proclamé quelques mois plus tôt l’animateur préféré des Français, Naguy, qui se chauffait la voix avant d’affronter les monstres dans la cage cathodique, et dont Pons expliquait le soir même à Latuque qu’il ne fallait pas le juger trop sévèrement ; son arrivée récente dans l’émission n’avait pas convaincu l’audimat, Gaudissart, qui avait déjà reçu quelques remplaçants putatifs, l’avait mis en demeure de convaincre enfin, toute la production était à bout de nerfs.

L’émission avait d’ailleurs disparu peu après, laissant place à un talk-show qui ne nécessitait qu’épisodiquement la présence des musiciens. Les deux amis ne s’en plaignaient pas, qui goûtaient leur vie douce et tranquille sans que rien vienne la troubler sinon le vice auquel sacrifiait Pons, ce besoin féroce de dîner en ville. Quand il voyait son ami s’apprêter, Latuque hochait la tête, persuadé qu’une fois de plus Pons allait payer chèrement la bonne chère, comme il résumait la situation avec la prescience que peut atteindre l’amitié, cette capacité à flairer les causes et les conséquences du chagrin de l’ami à laquelle on ne peut comparer que l’odorat des chiens. « Tsu t’mets beau encore pour t’rendre chez ta cousine ? Tsu veux pas rester à potiner ? C’est donc une vraie obsession, avoère un dzivin dziner ? »


4 octobre 2012
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