Interview de Eric Sadin

Interview du philosophe Eric Sadin, par Jean-Christophe Féraud

« Il est impératif de contenir la puissance du technopouvoir. »
Ecrivain et philosophe, Eric Sadin analyse les changements induits par la numérisation de notre monde. Après l’Humanité augmentée. L’administration numérique du monde, paru en 2013, il publie la Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, aux éditions l’Echappée. Une charge contre le « technopouvoir » emmené par les Google, Apple, Facebook et autres Amazon, qui capte tous nos faits et gestes via nos smartphones et objets connectés. Une marchandisation de nos existences au nom d’un « Big Data » orwellien, infaillible et tout-puissant ?

Jean-Christophe Féraud : Dans la Vie algorithmique, vous décrivez un homme assisté dans toutes ses actions par une intelligence ambiante nichée dans les smartphones, les écrans, les murs de la maison. Prochaine étape de la révolution numérique ?

Eric Sadin : La généralisation d’Internet, àla fin du XXe siècle, a institué « l’âge de l’accès », soit la possibilité de consulter, à distance, un volume infini d’informations numérisées. Ce phénomène se poursuit, mais il ne constitue plus aujourd’hui le fait technologique majeur. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de l’histoire de la numérisation, qui voit une prolifération de capteurs et d’objets connectés enregistrer la plupart de nos faits et gestes. C’est notre smartphone, qui nous géolocalise ; la montre connectée d’Apple, qui enregistre nos constantes ; la balance transformée en coach numérique ou les fourchettes, qui analysent notre alimentation et avertissent d’un rythme d’absorption trop rapide. Le résultat, c’est que nous ne cessons de disséminer des flux exponentiels de données qui sont traitées par des algorithmes de plus en plus sophistiqués, chargés de nous suggérer des offres et services personnalisés. Cette « intelligence de la technique » entend optimiser, fluidifier et sécuriser notre quotidien individuel et collectif, un peu comme un majordome numérique qui deviendrait de plus en plus directif.

Vous parlez d’une « extrême rationalisation » des sociétés par le numérique…

Ce projet est inscrit dès l’origine de l’informatique. Il s’agissait, d’abord, de répondre àune ambition d’efficacité administrative rendue possible par l’invention de cartes perforées destinées au recensement des populations àla fin du XIXe siècle. Ensuite, l’informatique naissante a répondu àun usage militaire, emblématique dans les travaux d’Alan Turing qui, grâce àsa machine, permit de décrypter les messages Enigma des armées nazies.
Cette histoire a été refoulée, àpartir des années 70, par l’émergence d’une utopie d’esprit libertarien, qui a inspiré la dynamique de la Silicon Valley, envisageant l’informatique comme une formidable occasion historique d’émancipation, de dé-hiérachisation des sociétés et d’horizontalisation des échanges. Ce mythe a accompagné l’essor d’Internet au milieu des années 90. Mais le projet numérique confirme sa vocation initiale àrationaliser l’ensemble des secteurs de la société. On est loin de l’utopie.

Vous évoquez un « technopouvoir » qui influe sur nos comportements et la nature de nos sociétés.

Ce que je nomme « technopouvoir », ce sont les entreprises des technologies numériques et du traitement des données, dont les innovations contribuent àdéterminer la forme de nos sociétés, autant qu’une large part de la cognition et de l’activité humaine. Les Google, Apple, Facebook, Amazon… Michel Foucault définissait la « gouvernementalité » comme la faculté de certaines personnes àagir sur le cours de l’existence d’autres personnes. Le monde numérico-industriel s’est arrogé, lui, un pouvoir de gouvernementalité par sa capacité àinterférer sur nos actions au prisme de ses productions. Or, ce qui caractérise ces productions, c’est qu’elles autorisent une maîtrise en temps réel du cours des choses. Ambition aujourd’hui massivement àl’œuvre dans le commerce, le marketing, l’organisation industrielle et des lieux de travail, l’aménagement des villes et de l’habitat, le rapport aux autres et àson propre corps. IBM et Microsoft implantent des systèmes de régulation et de surveillance numérique dans les métropoles de la planète, en vantant les vertus de la « smart city », sans que des débats àla hauteur des enjeux se tiennent. La puissance détenue par le technopouvoir ne cesse de s’accroître et affaiblit, en parallèle, nombre de prérogatives historiquement dévolues au pouvoir politique.

Vous dénoncez aussi la marchandisation de l’existence opérée par l’économie numérique.

Le modèle majoritaire dans l’innovation numérique consiste àtransformer les données en services àl’attention de toutes les séquences du quotidien. Dimension particulièrement emblématique dans les applications de santé par exemple dont l’usage va être considérablement favorisé par le port des montres et autres bracelets connectés, qui mesurent, en continu, les flux physiologiques et suggèrent des offres et services personnalisés via des applications chargées d’assurer notre plus grand « bien-être ». Le projet de l’industrie du numérique, et de ses start-up, aujourd’hui tant glorifiées, institue une « servicisation » de la vie. Sous couvert de « libération » démocratique des données, ce qui est nommé open data ne vise, in fine, qu’àtransformer des informations en services et applications marchandes visant àmonétiser nos vies. Tout comme cet « enjolivement rhétorique » qu’est la notion d’« Ã©conomie du partage » : Airbnb renvoie àtout sauf àdu partage, c’est une plateforme de mise en relation entre individus en vue de réaliser des échanges marchands.

Vous dites que « le monde s’institue en métadonnée unique et universelle », c’est la matrice de Matrix !

Oui, c’est une bonne image. La récolte et le traitement des données induisent une connaissance toujours plus précise de nos actions en temps réel. Tout cela participe d’une quantification continue des êtres et des choses. Que ce soit dans le champ du travail, de la consommation, de la relation aux autres, de la médecine, de l’enseignement, l’individu contemporain se trouve toujours plus « mesuré » par des systèmes automatisés. En une quinzaine d’années, nous serons passés de l’âge de l’accès àcelui de la mesure algorithmique de la vie.

Faut-il avoir peur que ces « océans de données » nourrissent une intelligence artificielle qui prendra un jour les commandes ?

On sait l’ambition de Google dans ce domaine. L’intelligence artificielle permet déjàde déléguer nombre de nos décisions àdes systèmes automatisés. C’est le cas dans la finance avec le trading algorithmique, qui voit des robots numériques décider d’ordres d’achat ou de vente àdes vitesses infiniment supérieures ànos capacités humaines. Ce sera le cas avec les voitures sans chauffeur, appelées àassurer de façon autonomisée l’intégralité d’un itinéraire. Mais de façon moins spectaculaire, c’est déjàle cas dans notre quotidien : l’algorithmisation de la vie, c’est aussi être orienté par des « systèmes intelligents » vers des actes d’achats sous couvert d’applications cool et de ludiques.

Les usages de ces big data sont sans limites, comment les encadrer quand la technique va bien plus vite que la loi ?

La complaisance des politiques àl’égard du technopouvoir est problématique. Ils se soumettent aux diktats des géants d’Internet en se rendant àl’argument de la création de richesse et d’emplois. Il est impératif que le pouvoir politique reprenne l’initiative, affirme certaines exigences fondamentales et les maintienne dans le droit. C’est pourquoi j’en appelle àun « Parlement transnational » des données qui serait chargé de veiller ànos libertés numériques. Car, ce sont nos valeurs démocratiques les plus élémentaires qui sont minées : le respect de l’intégrité de la personne humaine, celui des biens communs, la libre décision par la délibération et le choix consenti des individus. Quand je vois un gouvernement, supposé de gauche, vanter en continu la « French Tech », et affirmer le soutien de l’Etat aux start-up, je vois aussi une forme de naïveté coupable àl’égard de ce qu’est vraiment le technopouvoir. Le story-telling de la « Net Economy » opère un effet d’aveuglement. Mais le projet de civilisation, porté par les géants du numérique, est extrêmement inquiétant, car strictement utilitariste et marchand.

Sommes-nous encore maîtres de notre destin face àce que vous nommez la « vérité NSA du monde » ?

Nous avons dépassé le strict cadre de la surveillance numérique, nous sommes entrés dans ce que j’appelle le « data-panoptisme ». Ou comment la quasi-totalité de nos gestes individuels et collectifs sont appelés àtémoigner en temps réel de leurs états. Cela passe par l’installation de dispositifs dans les lieux de travail, tels les capteurs implantés le long des chaînes de production, ou par le quantified self (« mesure de soi »), qui suppose le port de bracelets, montres et autres objets connectés àmême le corps, par la maison et la voiture connectées. Il ne faut pas seulement pointer du doigt les actes éminemment répréhensibles de la NSA, mais interroger notre propre rapport au numérique : par l’usage d’applications supposées accroître notre confort, nous participons nous-mêmes àce data-panoptisme en expansion continue !

On assiste àl’émergence de mouvements technophobes prônant la déconnexion voire le retour àla condition pré-machiniste. Croyez-vous àune révolte contre cette nouvelle « classe dominante des ingénieurs » ?

L’esprit majoritaire qui caractérise la « classe des ingénieurs » ignore, délibérément, les conséquences sociétales et éthiques de ses actes. Pis encore, « l’esprit Silicon Valley », qui est devenu la norme, consiste àaffirmer que les ingénieurs agissent pour « notre bien » et celui de l’humanité, présente et future. Il est impératif d’ériger des contre-pouvoirs capables de contenir la puissance du technopouvoir. Les hackers ont représenté une forme d’avant-garde. Aujourd’hui, c’est toute la société qui doit « hacker » ses représentations et ses pratiques afin de mettre en crise ce modèle numérique dominant. C’est un enjeu politique et citoyen majeur de notre temps.

1er novembre 2016
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