petite contribution
à une déstabilisation de M. Jourdain 7 / Gilles Deleuze : "L'âme est sur la route" |
|
Pour Alain Freixe " Lâme (...) est sur la route "
Simplement mettre au net quelques notes de lecture de ce printemps : printemps, pour dire la période où elles furent menées, mais aussi pour témoigner de lémerveillement que fut cette plongée dans les Dialogues et Pourparlers de Deleuze. La question sous-jacente à ces lectures, cest aussi celle du statut de lobjet littéraire, et toujours des enjeux de lécriture, du dégagement des genres, des rapports de lécriture à la vie. Beaucoup démotion en tout ça, venue aussi de la distance non mesurable entre ce que personnellement on écrit et ce quon sent quil faudrait faire et dont on trouve, en ces livres, un écho si juste. Et puis cette aisance, cette élégance, chez qui revendique de noccuper aucune position de pouvoir : " Je navais pas du tout de lieu, ça me rendait léger " (Pourparlers, Minuit, p.24), du moins pas dautre lieu, faudrait-il dire, que cette merveilleuse intelligence. Parallèlement, il y eut, parmi dautres, la mort de du Bouchet, et la lecture du Carnet 3 ; et les croisements qui se sont opérés entre tous ces textes. 1. Rencontrer, non reconnaître Le vrai déclic, cest davoir lu ce qui est dit si souvent dans ces livres de Deleuze dune sacralisation de lHistoire comme modèle dun rapport figé à des normes éthiques ou esthétiques (auxquelles lécole en particulier ne cesse de faire référence : et voilà aussi pour le débat sur lécriture dinvention lancé par remue. net.) Allégeances qui enferment à lintérieur de systèmes clos. Au contraire : " Ce que nous cherchons, dans un livre, cest la manière dont il fait passer quelque chose qui échappe aux codes. " (Pourparlers, 36) " Faire passer " est lexpression forte : ailleurs, Deleuze dit " fuir ", " faire fuir ". Organiser les conditions de lécoulement, des fluctuations. Il trouve dans Nietzsche bien évidemment, et dans Foucault, des arguments pour cette reconsidération intempestive. Et sans doute, par exemple, dans un texte comme celui-ci : "...ils sont amateurs dart parce quils veulent supprimer lart, ils se prétendent médecins quand ils ne sont quempoison-neurs, ils forment leur langue et leur goût pour expliquer par leur raffinement pourquoi ils refusent aussi obstinément toutes les nourritures artistiques quon leur propose. Car ils ne veulent pas que la grandeur voie le jour; leur méthode est de dire: "Voyez, la grandeur existe déjà!" En réalité, cette grandeur déjà existante leur importe aussi peu que celle qui en en train de naître: leur vie en témoigne. Lhistoire monumentale est le travesti sous lequel se dissi-mule leur haine des grands et des puissants du présent, en se faisant passer pour une admiration satisfaite des grands et des puissants du passé; elle est le manteau sous lequel ils renversent en son contraire le sens de cette conception de lhistoire; quils en aient clairement conscience ou pas, ils agissent comme si leur devise était: laissez les morts enterrer les vivants. " (Considérations inactuelles, " Utilité et inconvénient de lHistoire ". Pléiade, I. 514). Limportant nest pas de " reconnaître ", de se retrouver donc en terres déjà habitées. Et par conséquent lire ou écrire non pas pour repérer des formes, ni pour dire ce qui est conforme, et comment faire pour être conforme, ce qui implique jugement de valeur, condamnation ou " reconnaissance " ; mais pour lessentiel, qui est la rencontre : " trouver, rencontrer, voler, au lieu de régler, reconnaître et juger. Car reconnaître, cest le contraire de la rencontre. " (Dialogues, 15) Apprendre à lire, on y revient : dans les textes anciens, apprendre à voir, comme Foucault le fait pour lHistoire, " lautre que nous sommes ", ce dont " nous sommes certains de différer " ; trouver en quoi " nous ne sommes pas des Grecs, pas des chrétiens et devenons autres ". Cela revient aussi à se concentrer sur " des époques de bascule ", lexpression est de F. Bon, pour y apprendre que ce qui vit, dans les formes, est ce qui est en train de changer. (Comment on peut lire, sous langle de ce qui devance et annonce, Rabelais, Balzac, Baudelaire ou Proust). Non pas pour y puiser des savoir-faire : " Il sagit dinventer des modes dexistence, suivant des règles facultatives, capables de résister au pouvoir comme de se dérober au savoir, même si le savoir tente de les pénétrer et le pouvoir de se les approprier. " ( Pourparlers, 127) Pour sy mettre en chemin vers cet autre de lécriture auquel lécriture voudrait donner vie, même précaire. On pourrait dire autrement : en termes hölderliniens, interroger les Grecs, cest, paradoxalement, apprendre à différer deux et à inventer ce qui nous est propre : inventer les conditions de lactuel qui est, comme le dit Deleuze, " ce que Nietzsche appelait linactuel et lintempestif " (130). Dans le même sens, Simone Weil disait quon peut sinspirer de la civilisation occitanienne. On voit ce que cela implique. Si penser vraiment, cest penser en termes dévénement et non plus en référence à une stabilité, écrire, cest aussi risquer le décentrement, le mouvement, le départ ; se mettre en route : chez Deleuze, cest se faire géographe, et ça se dit aussi : " déterritorialisation ". Remarque : " pédagogie " Ce qui sénonce dans ces textes à propos de la philosophie et de son histoire et cela aussi se dit pour lécriture ou le style devrait être donné à penser aussi bien pour une théorie plus générale de lécriture que pour linvention dune pédagogie de la littérature. On verrait ainsi à prendre ses distances par rapport aux institutions où la théorie se formalise (lInspection générale par exemple, les médias, la mode, lédition, que sais-je), voir tout simplement où sont leurs limites ( " Si les oppressions sont si terribles, cest parce quelles empêchent les nouveautés, et non parce quelles offensent léternel ", 166). Non pas donc les récuser en bloc, mais sefforcer de les ouvrir à lidée du mouvement : " Traiter lécriture comme un flux, pas comme un code. " Cela ne veut pas dire quune uvre ne puisse pas fonctionner comme un système ; il me semble que lépoque structuraliste entre autres nous a appris cela. Toute uvre est, selon la formule de Deleuze, " bien fermée sur soi comme un uf " ; elle fonctionne ainsi. Et pourtant, lintéressant, cest aussi quelle " fuie par tous les bords " sous le regard de qui la renvoie, non à des essences mais à des circonstances. Ailleurs, Deleuze dit bellement quil faut acquérir " le sens vagabond ". Perec avait, par rapport à sa propre pratique, ce sens-là : " Je crois plutôt trouver - et prouver mon mouvement en marchant : de la succession de mes livres naît pour moi le sentiment (...) quils parcourent un chemin, balisant un espace, jalonnant un itinéraire tâtonnant (...). Je sens confusément que les livres que jai écrits sinscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la littérature, mais il me semble que je ne pourrai jamais saisir précisément cette image, quelle est pour moi un au-delà de lécriture, un " pourquoi jécris " auquel je ne peux répondre quen écrivant ". Combien serait riche à mon sens une pédagogie qui saurait
partir de tels " principes ", pédagogie " vagabonde
" dont on peut lire précisément une amorce dans les
remarques de Claire Parnet sur les verbes infinitifs " aux devenirs
illimités " (78-80),
dans ce quelle dit des personnages de Beckett " toujours en
route " (38), du sens quont
les écrivains américains - " les moins auteurs parmi
les écrivains " - de la route et du chemin, des écrivains
qui " produisent de la vitesse " (41),
de leur capacité à être " étrangers dans
leur propre langue ", du " bégaiement " (43),
du " nomadisme " (39).
Pages combien fortes, et en écho à celles de Deleuze sur
les mêmes thèmes(47-54).
Pédagogie ? Montrer aussi comment Dom Juan, pièce ouverte, complètement iconoclaste par rapport aux codes, jette les personnages dans la prose des grands chemins, sur les plages, dans les forêts, comment elle rêve à des festins contre nature ; pièce tout entière vouée à la trahison, non à la tricherie ; où ceux qui trichent sen réfèrent aux essences et aux lois : tous statues et statuts de pierre. 2. Déterritorialisation Cest le terme fort dont Deleuze dit dabord quil caractérise leur mode de travail, à Guattari et à lui (non pas " travailler ensemble ", mais " entre les deux ", une " méthode de pick-up ") mais dont il fait ensuite la pierre de touche de sa propre méthode. Visée éthique aussi puisquelle correspond à lengagement dune vie. Il faut relire toute la page, magnifique, où il est question de la " rupture " que suppose la déterritorialisation, ses risques, ses enjeux : " La littérature anglaise et américaine est bien traversée dun sombre pro-cessus de démolition, qui emporte lécrivain. Une mort heureuse? Mais cest justement ça quon ne peut apprendre que sur la ligne, en même temps quon la trace: les dan-gers quon y court, la patience et les précautions quil faut y mettre, les rectifications quil faut faire tout le temps, pour la dégager des sables et des trous noirs. On ne peut pas prévoir. Une vraie rupture peut sétaler dans le temps, elle est autre chose quune coupure trop signifiante, elle doit sans cesse être protégée non seulement contre ses faux semblants, mais aussi contre elle-même, et contre les re-territorialisations qui la guettent. Cest pourquoi dun écrivain à lautre, elle saute comme ce qui doit être recommencé. Les Anglais, les Américains nont pas la même manière de recommencer que les Français. Le recommencement français, cest la table rase, la recher-che dune première certitude comme dun point dorigine, toujours le point ferme. Lautre manière de recommencer, au contraire, cest reprendre la ligne interrompue, ajouter un segment à la ligne brisée, la faire passer entre deux rochers, dans un étroit défilé, ou par-dessus le vide, là où elle sétait arrêtée. Ce nest jamais le début ni la fin qui sont intéressants, le début et la fin sont des points. Lintéressant, cest le milieu. Le zéro anglais est toujours au milieu. Les étranglements sont toujours au milieu. On est au milieu dune ligne, et cest la situation la plus inconfortable. On recommence par le milieu. Les Français pensent trop en termes darbre : larbre du savoir, les points darborescence, lalpha et loméga, les racines et le sommet. Cest le contraire de lherbe. Non seulement lherbe pousse au milieu des choses, mais elle pousse elle--même par le milieu. " (Dialogues, 50-51) Telle est la déterritorialisation, nécessaire si lon veut découvrir des mondes lesquels ne viennent à nous que " par une longue fuite brisée ". Celle des navigateurs aussi. Des découvreurs. Tirer des bords. Les écrivains, les poètes de la rupture sont pour cela ceux qui nous fascinent. Ceux qui ouvrent le plus. Pour exemple, évidemment, la " ligne " que trace Rimbaud : de limitation (Hugo) au pastiche, du pastiche à la parodie, de la parodie à lillumination, et enfin la plus grande " traîtrise ", le refus de la littérature elle-même, refus : comme la plus grande fidélité à la poésie : " Voici ! Plus aucune ombre dessus ni autour, quoique nous soyons entourés dobjets énormes ; plus de route, de précipice, de gorge ni de ciel ; rien que du blanc à songer, à toucher, à voir ou ne pas voir. " (Lettre du 17 novembre 1878). Refus de la gloire littéraire à laquelle le jeune homme a pu un temps rêver avant que leffondrement de la Commune ait entraîné leffondrement de tous les rêves, ou du moins coïncidé avec leur chute. Et au réveil il était midi... Ce monde blanc on songe aussi à White ne génère pas dauteur, cette posture sociale que du reste la lettre à Demeny ridiculise (" Tant dimbéciles se proclament auteurs "). Deleuze, de son côté : " Les inconvénients de lAuteur, cest de constituer un point de départ ou dorigine, de former un sujet dénonciation dont dépendent tous les énoncés produits, de se faire reconnaître ou identifier dans un ordre de significations dominantes ou de pouvoirs établis ". Et Nietzsche : " Deviens, ne cesse de devenir qui tu es le maître et le formateur de toi-même ! Tu nes pas un écrivain, tu nécris que pour toi ! Ainsi tu maintiens la mémoire de tes heureux instants et tu trouves leurs enchaînements, la chaîne dor de toi-même ! " (Le Gai Savoir, 106) Se mettre en route, voilà la condition de la création : " Ce qui est un peu plus loin déjà respire ", écrit du Bouchet dans les Carnets 2 ; lui dont lécriture " décape " les " rhétoriques harmonieuses ", comme le dit Daniel Guillaume, instaurant un rapport au réel qui permet à la " parole délaborer ses moyens propres ". Se mettre en route : " Pes citus ", pied rapide, écrit Horace. Je lui volerais volontiers en la détournant, daccord, de sa signification originale dont sest emparée lesthétique raisonnable de Boileau sa " musa pedestris ", que langlais traduit si bien par " walking muse ". Après tout, ce pied-là, pour désigner une syllabe accentuée que le français ignore, est aussi celui qui scande, frappe le sol selon le rythme, toujours en quête de léquilibre à venir, instable, comme Lucilius, " stans pede in uno ", avec ce risque derrer, boiteux comme dipe, au désert. Du moins est-ce sur la terre quon marche, et non dans les nuages, à saisir des choses de rien: " Aut dum vitat humum/nubes et insania captet " Contrairement aux Carnets précédents, les Annotations sur lespace ne sont pas " datées " : le temps, lhistoire personnelle comme elle sinscrit dans la durée, ne sont pas ce qui compte. Lessentiel est cet espace ouvert au sein duquel linstant se donne. Le poème, parce quil est fragment et quil échappe à la logique dun discours qui se déroulerait dans le temps, au contraire fait advenir dans la page le présent dune parole et dune vie qui se renouvellent sans cesse : " en tout instant le tout instant ". Ce que du Bouchet nomme aussi le " vif " ou le " pur " dans ce fragment : " parti pour le pur, le putrescible qui est le vif ". Le rapprochement apparaîtra hasardeux, cest certain, puisque le problème que Nietzsche pose est aussi politique et culturel, mais comme nous sommes proches ici, il me semble, du " climat " de laphorisme 380 du Gai Savoir : " Le voyageur parle ". Voyons ce quil nous dit : " Pour considérer à distance notre moralité européenne, pour la confronter avec dautres moralités, antérieures ou futures, il faut procéder à la manière du voyageur qui cherche à se rendre compte de la hauteur des tours dune cité pour cela il quitte la cité. Des " pensées sur les pré-jugés moraux ", pour quelles ne soient derechef des pré-jugés sur des préjugés, supposent une position en dehors de la morale, un quelconque au-delà du bien et du mal, vers lequel il faut monter, grimper, voler et en loccurrence dans tous les cas, un au-delà de notre notion du bien et du mal, une liberté à légard de toute " Europe ", celle-ci considérée en tant que totalité des jugements de valeurs impératifs qui sont entrés dans notre sang. Que ce soit justement là dehors et là-haut que lon veuille se rendre, voilà peut-être une petite folie, lexigence dun singulier, dun déraisonnable " tu dois " car nous autres esprits connaissants, nous aussi avons nos idiosyncrasies du " self-arbitre " parvenir là-haut, la question est de savoir si on le peut. Ceci paraît dépendre de multiples conditions ; lessentiel est de savoir si nous sommes assez légers ou trop lourds problème de notre pesanteur spécifique . Il faut être très léger pour se laisser pousser par sa volonté de connaître jusque dans un pareil lointain et, pour ainsi dire, au-delà de son époque, afin dacquérir un regard qui embrasse des millénaires, et davoir de surcroît le ciel pur dans ce regard! Il faut sêtre détaché de tout ce qui justement nous oppresse, nous entrave, nous accable, nous alourdit, nous autres Européens. Lhomme dun pareil au-delà qui veut discerner les suprêmes évaluations de valeur de son époque, doit au préalable " surmonter " lesprit de cette époque au-dedans de lui-même cest son épreuve de force et par conséquent non seulement son époque, mais aussi ses propres répugnances ressenties jusqualors pour cette époque, sa propre opposition contre elle, sa difficulté dy vivre, son inactualité, son romantisme..." Chez du Bouchet et Nietzsche, de toute façon, nous sommes bien dans la marche, le déplacement. Nous y sommes aussi dans la vignette emblématique de la collection que dirige au Seuil Denis Roche, Fiction & Cie, et qui présente un marcheur de campagne, obstiné, appuyé sur son bâton et poussé par sa volonté daller toujours de lavant, et vers la droite de la page, vers cet espace, donc, que limaginaire connote de façon positive ; quelque Jean-Jacques dans sa jeunesse, quon imagine marcher sur un sentier à lécart, et qui aurait déjà dans sa poche les cartes à jouer pour la rêverie à létape du soir. Quelque Rimbaud dans sa course égrenant des rimes. Combien décrivains marcheurs, combien en mouvement, sétant jetés de côté, en " dérive ", écrivains de la marge. Et rien que dans le domaine français, pour faire un peu la nique à Deleuze, commencer par Rabelais Montaigne jusquà ces temps-ci, par exemple, tant de livres de marche et de voyage : LArrière-pays ; dans La Nuit talismanique, " Vétérance " et ses " poudreuses enjambées " ; voire La Promenade sous les arbres , LEté grec A chacun de jouer : la liste fait boule de neige. Le vrai marcheur, on le sait, ne marche pas daller ici ou là. Le vrai marcheur marche pour marcher. Chaque pas, un absolu. A chaque fois risquer le déséquilibre, inventer les conditions dun équilibre précaire, rejoué au pas suivant. Dans la marche, on est toujours au milieu du segment. Cest pourquoi lécriture et elle sont si semblables. On prendrait, dit encore Deleuze, " les choses là où elles poussent, par le milieu : fendre les choses, fendre les mots. On ne rechercherait pas léternel, même si cétait léternité du temps, mais la formation du nouveau, lémergence, ou ce que Foucault appelle lactualité. " (Pourparlers, 119) Ceux qui se jettent ainsi de côté, de toute façon, suivant la ligne de fuite qui les pousse au large, homme simples, dit Deleuze ailleurs, il évoque lhomme " infâme " selon Foucault, infâme il me semble comme Musil dit " lhomme sans qualité ", homme " sans passé ni avenir ", sans repérage social valorisant (" Ecrire, cest devenir, mais ce nest pas du tout devenir écrivain "), ceux-là donc sont pour Deleuze " les traîtres ". On a déjà donné plus haut des exemples de ces hommes-là. Evidemment difficile de se situer par rapport à de tels voyageurs. Du moins, prendre la mesure de notre écart par rapport à eux à partir de la remarque suivante, venue comme une incidente dans le discours deleuzien. Elle fait mouche : " Il y a beaucoup de gens qui rêvent dêtre traîtres. Ils y croient. Ils croient y être. Ce ne sont pourtant que de petits tricheurs Quel tricheur ne sest dit : Ah enfin, je suis un vrai traître ! Mais quel traître aussi ne se dit le soir : après tout, je nétais quun tricheur. " (Dialogues, 56). Je me suis dit parfois quun des signes de la grandeur de Camus, cest le fait quil sest souvent posé ce type de question. A lépoque, il est vrai quon se la posait quand même volontiers, comme Sartre avec lidée du " Salaud. " 3. Affronter le dehors " Ne pas être un histrion des identifications, ni le froid docteur des distances " Dialogues, 68 Allez, tout cela nest pas facile, ni simple, ni à portée. Simplement : certains, qui passent devant nous, font signe. On ne se voilera pas la face. On tentera, à labri, de comprendre. On prendra la mesure. " Vous navez pas à vous prendre pour (...) mais vous avez peut-être affaire avec ", comme le disait Lawrence de son Esquimau (Dialogues, 67). Je réclame le droit naïf à admirer. Dès lors, ceux avec qui on peut avoir affaire Deleuze, à la suite de Foucault, les appelle " hommes de passion " - sont hommes de la limite. Non pas de lhybris ; ils ne se jettent pas dans lEtna, Hölderlin, qui fut lun deux jusquà ce quApollon se soit sur lui déchaîné ne les condamnerait pas comme il condamne Empédocle. Chacun deux est un grand vivant, dit encore Deleuze à propos de Nietzsche et de Spinoza, même sil est de santé fragile, " trop faible pour la vie qui le traverse ou les affects qui passent en lui " (62). Ils mènent leur vie sur cette " ligne " désormais fameuse où ce qui est en jeu ce sont la vie et la mort, parfois la raison et la folie. Toute la question est de savoir comment vivre ainsi, affrontant le dehors en asymptote à la limite, si lon peut dire symptôsis, mapprend le dictionnaire, signifie " rencontre ". " Plier la ligne ", on le sait, est lexpression qui désigne ce geste artiste par lequel on invente un lieu, un abri précaire où vivre. La poésie est ce pli-là, je crois, ces pliure et torsion de la langue pour la rendre à la fois habitable et en même temps apte à affronter la ligne du dehors, et témoigner de cet affrontement. Vie et mort tenues dans la seule main qui écrit : " Un créateur est quelquun qui crée ses propres impossibilités, et qui crée du possible en même temps " (Pourparlers, 181-182). * Extraordinaire combien je trouve du Bouchet, dans son Carnet 3, tout proche. Dabord parce que sa marche, constante, le conduit à un affrontement avec le dehors. Sans cet affrontement, pas de pensée ni duvre, cest déjà lidée de Deleuze : seul le dehors inspire, produit de la pensée ou de lart. Et du Bouchet : " espace hors de la langue et qui/ chaque fois en appelle/ à la langue " (100) Ensuite, parce que cette marche, ici aussi, est une déterritorialisation. " Dislocation ", dit du Bouchet : " Ce quon a sous les yeux/ si on laborde par plusieurs côtés à la fois senclenche/ sur le temps de la dislocation " (87) " espace sorti de lespace ta laissé/ un moment, de côté " (77) Par ailleurs, ce dehors, il est expérience dun monde blanc absolument nouveau. Non encore représenté. Pris dans un mouvement deffacement : " Dehors tu te reconnais/ parce que rien, là, ne ta réfléchi " (98) " Soi-même alors se retrouver dans la claire indifférence de ce qui est emporté " (110) Ces conditions de lexpérience poétique réaffirmées, cest la fonction de la poésie, comment elle peut appréhender le dehors, se laisser travailler par lui sans pour autant perdre le monde et les autres, que le poème lui même a charge de redire. La poésie est lenjeu du poème. Dabord, comment elle prend la mesure des pouvoirs et des servitudes de la langue : " La langue dêtre ce quelle est, au contraire, ne doit pas servir, et jamais, sinon à rien, naura servi " (55) " Non, que cela ne reste pas dans la langue, mais dehors enfin ait tout entier glissé " (19) " De cette langue à lautre/ quelquefois sera touché au passage ce qui va hors de lune et de lautre " (8) Et puis comment, dans ce pli quest le poème, dans ce pli que produit le travail du poète, quelque chose du dehors peut se donner, même si cest sous le mode de leffacement ou de lénigme. Et pourtant, il est vrai que léchec est possible : " ce qui, dun mot à lautre demeure ouvert/ à lautre nest pas forcément toujours allé " (46). Cependant : " lettres/ quen coup de vent pour quelles soient
respirables, / traverse lillettré " (20) Et ceci, surtout, où je vois la plus belle expression du désir dun poème enfin accompli, celui qui aurait réussi déjà, nest-ce pas, le rêve du " désir demeuré désir " - à être abri précaire de la " chose " et non de lobjet, de son être, de son tremblé énigmatiques : " Jy suis toujours le propre de la chose, cela, / non de quelque objet, y eût-il objet qui sappellerait... poème " Cest que, comme le dit Foucault dans La Pensée du dehors à propos de Blanchot, ce à quoi ouvre le poème, cest au paradoxe dune parole qui est à la fois aboutissement et origine, vie et mort : quelque chose vers lessence de quoi regarde le poème, ou quil fait advenir, cest-à-dire lessence de la langue elle-même : " Quand le langage se définissait comme lieu de la vérité et lien du temps, il était pour lui absolument périlleux quEpiménide le Crétois ait affirmé que tous les Crétois étaient menteurs : le lien de ce discours à lui-même le dénouait de toute vérité possible. Mais si le langage se dévoile comme transparence réciproque de lorigine et de la mort, il nest pas une existence qui, dans la seule affirmation du Je parle, ne reçoive la promesse mena-çante de sa propre disparition, de sa future apparition. " (fata morgana, 61) Et du Bouchet : " par instants la langue elle-même/linconnue/ à
quoi une parole na pas préparé " (87) * " Pendant quon tourne en rond dans ces questions, il y a des devenirs qui opèrent en silence. " (Dialogues, 8) Voilà qui ramène à lhumilité. A la terre. Ce qui me touche aussi, cest combien la vie parle fort dans ces dialogues. Quel dédain des ratiocinations, et des boîtes qui enferment : boîtes des savoirs et des pouvoirs, confiscation des droits et des devoirs. Paroles closes, écritures balisées. Combien donc ces livres sont généreux : une confiance dans la vie leur donne cette force, cet allant. Une attention extrême aux chemins de traverse, aux pratiques marginales, aux mouvements imprévisibles, aux syncopes que masquent les rythmes conformes et qui pourtant marquent le temps vrai. Pas facile, non, dadopter la marche boiteuse de qui saventure, prend la fuite, trace son chemin vers le dehors. On sait bien ce quon risque " à jouer de bons tours à la folie ". Est-ce quil ne faut pas pourtant saventurer, déjouer les pièges que tend à la parole naissante le langage lisse, inventer " le bégaiement ", se faire " étranger dans sa propre langue ", comme le disent Deleuze et Parnet. Tel est lenjeu de la poésie. Elle aussi impose à la langue comme un pli : une mesure précaire où abriter la clarté du dehors : " Lumière, dit du Bouchet, comme rentrée dans les yeux de qui aura plié / comme leau / plié deux fois " (65) Prudence, dit toutefois le poète. Trop de lumière aveugle. De là quon " cligne " parfois des paupières pour tenter de mettre lespace à portée de regard, à la portée dune voix humaine. Toujours, le géographe tentera de donner forme, et de partager ce qui a mesure humaine. " Sans le cillement qui, / ramenant à soi, / recadre, quoi de plus informe que ciel " (11) J.-M. Barnaud |