Journal épisodique et fragmentaire (lundi 24 octobre)
Lundi 24 octobre 2011
Dominique pose le décor et les questions fusent : "Où est le fauteuil du barbier ? Où est le miroir ? Ici je suis dehors ou dedans ?" La salle de répétition est assez petite en effet. Trop étroite en tout cas pour intégrer le salon du barbier avec ses différents fauteuils, le grill cannibale de Mara, l’appartement du juge avec sa piscine et son sauna et moins encore le quartier de Debarmaalo où le temps du récit macédonien joue coquettement les filles de l’air.
Le metteur en scène explique et commente. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire entrer la vieille cité de Skopje dans le champ d’une représentation naturaliste ni d’illustrer de manière réaliste les différents égorgements exécutés par Koce et la suggestion est de rigueur. Pour le reste, il suffit de jouer la pièce, de se laisser porter par son humour dévastateur et par la précision "diabolique" de la didascalie. Voici donc le banc des deux vieux, la poubelle, la porte d’entrée, les tables dont on changera la couleur du plateau au fur et à mesure de l’enrichissement du couple... Tout est là. Tous les éléments de la scénographie, réduits à quelques éléments transformables et mobiles.
Installés sur des chaises, tout autour de la pièce, la petite dizaine de comédiens écoute les indications générales avant de se lancer, à brûle-pourpoint ou presque, dans une lecture intégrale de la pièce. C’est la première séance réelle de répétitions. Le but est de poser un espace qui demeure imaginaire mais dont la matérialisation approximative doit permettre de travailler. Quelques premiers éléments musicaux viendront accompagner les changements de scène et les manipulations à vue du décor. La pièce ne se jouera qu’en mars dans une autre espace (au Théâtre de l’Opprimé) puis en juillet à Gare au Théâtre. On en profite pour rappeler à tous qu’ils doivent signaler leurs disponibilités à Céline, assistante du metteur en scène.
Le Démon de Debarmaalo de Goran Stevanovski raconte une histoire criminelle macédonienne sur fond de vengeance, de mutation sociologique d’un quartier et de conscience artisanale. Il s’agit donc de l’histoire de Koce, le barbier injustement condammé et qui revient dans son quartier après quinze ans de prison. Il y retrouve avec Mara, une vieille amie, puis une maîtresse, qui l’héberge sous son toit et l’aide à y installer son salon. Il ne sait pas encore comment il va exercer sa vengeance : l’injustice de son emprisonnement et le meurtre de son épouse. Mais autre chose le fait revenir : l’existence d’un enfant, une fillette qu’il n’a plus jamais revue depuis son incarcération.
En prison, le barbier a appris les gestes d’un tout autre métier, celui du charcutier et c’est à son insu ou presque qu’il se rend compte du pouvoir de son outil de travail : le rasoir. Koce est très adroit et il sait s’en servir. Avec la première victime, les lignes d’un florissant commerce se dessinent. Le barbier égorge proprement ses clients après les avoir rasés de frais, se débarrasse de leurs ossements en nourrissant les fauves du zoo et leur "viande" devient la matière première du grill de sa complice. L’ensemble se dénoue par les retrouvailles avec sa fille, par un heureux mariage et par la reconnaissance de ses actes, jugés d’utilité publique, par le Président de la République lui-même. En chair et en os, si j’ose dire.
Cette pièce jubilatoire à l’humour féroce s’ouvre et se ferme par un dialogue entre deux petits vieux sur un banc. Ils décrivent le paysage idéal qu’est devenu ce ravissant quartier de Debarmaalo et ils racontent l’histoire du fameux barbier qui a permis cette évolution en éliminant ceux qui prétendaient le détruire. Une histoire sur laquelle un temps indéfini a fait fleurir ses mystifications, ses affabulations possibles. Cet enchâssement des récits et l’identité mystérieuse des deux vieux laissent toute licence possible au doute, au souvenir abusif et autorisent toutes les fantaisies. Et la comédie noire flirte volontiers avec la farce ou avec le Grand Guignol, avec cette théâtralité épique du souvenir.
Dès cette première lecture donnée avec conviction alors qu’il ne s’agit que d’une simple mise en espace (mais un ou deux acteurs connaissent déjà leur texte ou se sentent assez libres pour improviser des actions) plusieurs scènes se dessinent et la drôlerie exprime tous ses épices en dépit des difficultés inhérentes à l’exercice. Comment raser un homme d’une seule main quand on tient son texte dans l’autre ? Est-ce qu’on va vraiment manger ? (La question de l’ingestion de la chair est évidemment essentielle.) La stylisation de l’égorgement sans recours à l’épanchement d’hémoglobine pose de toute évidence la question des limites de la représentation. Une question qui n’est pas que technique. Mais plus largement esthétique et dramaturgique. Car elle donne une orientation à la lecture de la pièce et permet d’établir une correspondance pertinente entre les codes de jeu, français et macédoniens.
Les acteurs sont rentrés chez eux après avoir rencontré Anne, la costumière, pour les indispensables mesures. Sur le bar de la meo, le rasoir au fond de son écrin côtoie les lanières d’affutage. Dominique le sort de sa boite, l’examine, pose le doigt sur son fil. Il est vraiment très coupant. Aussi affûté et tranchant que la pièce de Stevanovski.