Journal épisodique et fragmentaire : vendredi 2 décembre 2011

Vendredi 2 décembre 2011

C’est avec beaucoup de plaisir que nous retrouvons Stéfano, un an après son départ de la famille Magnifique et que nous apprenons qu’il recommence àtravailler au terme d’un long passage àvide. Il a quelques projets àRouen, envie de parfaire son parcours dans l’apprentissage de la langue des signes et dans les pratiques de clowns àl’hôpital. L’épisode douloureux de son éviction est toujours làmais il peut lui faire face. Il nous entraîne dans une longue promenade le long du canal Saint-Martin et du canal de l’Ourcq, un quartier parisien que je ne connaissais pas encore, un quartier en pleine mutation sociale et architecturale. Puis il nous accompagne àla Maison d’Europe et d’Orient où son multilinguisme a sans doute quelque chose àfaire.

Veronika est en train de s’installer dans la salle de spectacle. Elle déplie son pupitre. Elle lira seule, debout. Devant la carte d’Europe. Un décor idéal pour les paroles qu’on va entendre et pour son pan-europanisme ouvertement déclaré. Elle nous prévient tout de suite : elle n’est pas comédienne. C’est une première pour elle !

Certains auteurs ressemblent physiquement àleurs textes et d’autres pas du tout. Par exemple, on imagine mal la rondeur joviale d’un Ionesco dans les traits de l’auteur de La dernière bande ou de Fin de partie alors que le regard aigu et les traits émaciés de Beckett lui conviennent parfaitement. J’ai lu un certain nombre de textes de Véronika Boutinova avant de la croiser ce soir et je ne sais pas au juste quelle image je m’étais forgée d’elle, en dépit de la modestie dont elle avait fait preuve au cours de notre échange de messages. Certes, elle possède l’énergie, la franchise, l’engagement sans concession de ses textes. Et même leur rage àfleur de peau... Mais il y a dans sa personne toute une douceur, une gentillesse et une fragilité que je n’avais pas imaginées. Qui sont pourtant présentes dans ce texte qu’elle va lire ce soir. Comment ai-je fait pour ne pas les capter, aveuglé par mes impressions de lecture de N.I.M.B.Y et de No fucking England today ?

Écrit, explique-t-elle « pour dissuader les électeurs de voter Front National aux prochaines présidentielles  » O.Q.T.F ou Comment je suis devenue Tchèque se présente comme un monologue de politique-fiction. Entre confession et règlement de comptes adressé àun père par sa fille enceinte, la pièce mêle des éléments d’observation sociétale concernant les préjugés nationaux, les dérives franchouillardes, xénophobes et racistes… des inventions de pure fonction comme ce fameux Passeport de Pureté Nationale (qui interdit àson détenteur de sortir des frontières françaises) ainsi que des indices plus personnels et plus biographiques. Et la jeune femme fascinée par son séjour àPrague, révoltée contre les trahisons de son père et la stupidité des obsessions nationalistes, mue par cette curieuse nostalgie envers un autre pays que le sien emprunte quelque chose àla lectrice enveloppée dans son châle russe coloré et qui défend son texte avec une vraie sincérité.

En l’écoutant, je m’aperçois àquel point ce récit parle du corps de la femme, dans ses composantes organiques bien plus que dans une perspective érotique, comme objet de désir. C’est un corps qui éprouve le poids d’une gestation, les douleurs d’un arrachement, la fatigue d’une fugue, la jouissance de l’amour aussi. Les frissons de la colère. Un corps qui urine et qui chie. Véronika Boutinova n’oublie jamais la corporalité de l’homme ni la merde dans laquelle il piétine. Sa saleté animale. Et cette livraison de son propre corps sur le plateau (elle qui, je le répète, ne se revendique pas comédienne) est un acte d’une incroyable générosité. Un acte qui ressemble àl’impudeur de l’écrivain, nu derrière tous ses masques.

Fin de soirée très calme autour du bar, moins agité que les soirs précédents. On déguste une bouteille de résiné de Crête, achetée par Viviane àla boulangerie libanaise. On parle d’écriture, de souvenirs de voyage. On en oublie même la musique dans la salle de spectacle. Dominique est souriant : une semaine bien remplie vient de se terminer àla Maison d’Europe et d’Orient. Et il peut se détendre.

Quand une personne se présente àla porte. « Une cliente pour la Librairie  » annonce Julie en s’éclipsant. Mon imagination galope : quelqu’un àplus de vingt-et-une heures, un vendredi soir de décembre a un urgent besoin de livre àsatisfaire immédiatement. Une pensée stimulante qui se dégonflera un peu lorsque Julie nous apprendra l’objet de son achat : Un livre de cuisine grecque pour préparer un dîner.

L’anecdote me remet en mémoire une vieille histoire drôle. Un homme se présente àla caisse d’une librairie, avise la toute jeune vendeuse : « Mademoiselle, je suis àla recherche des Nourritures terrestres d’André Gide. Et il se voit répondre : « Je suis désolée, Monsieur, mais nous ne vendons pas de livre de cuisine.  »

6 décembre 2011
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