Juste terrien
Il est des mystères auxquels je suis chaque lundi confrontée.
Et quelqu’un, quelque part, court encore et voit ce que je ne vois pas.
Sur un coup de tête, sans prévenir, D. est partie. Où elle est aujourd’hui, on ne le saura pas. Dans un de ses textes, trois vœux sont là. Que pour elle, l’un d’eux se réalise :
Une maison avec une cheminée, un jardin, des chats, des chiens et des enfants qui s’amusent.
Lui qui voulait arrêter la bouteille, la bouteille une nuit l’a repris.
S’est engueulé, s’est bagarré, s’est barré.
Admirateur de Gabin, il me disait : « Maintenant je sais, je sais qu’on ne sait jamais. »
P., au sourire discret, a rejoint un autre centre d’hébergement d’urgence. P. est l’auteur du premier texte de l’atelier : Gagner doit être mon plus grand désir. Nécessité d’aboutir. P., c’est l’écriture de la persévérance, coûte que coûte, pendant près de 5 mois.
Quant à J., pilier de l’atelier, malgré le dos qui lance. A un local quelque part, aussi un chat que des amis nourrissent pendant sa convalescence aux Lilas, pompier pendant 14 ans, il va retrouver un job, a une petite amie. Connaît plein de monde. Confiance. Il a de la ressource et quand il puise à l’intérieur, le souffle est là, toujours.
Avec les papiers administratifs à collecter, D. se démène et les obtient tous, semaine après semaine. Organisé, tenace, ancien arbitre de foot, il nous réchauffe souvent de petits gâteaux coco, jus de raisin et pains au chocolat. On se régale en écrivant. On se régale en l’écoutant :
À travers la fenêtre de mon enfance, je vois le temps passé sans s’en apercevoir vraiment.
Je vois une belle adolescence au milieu des parents, ternie par la mort rapidement.
Je vois le travail, dur mais renouvelé, le passe-temps sportif qui occupe et puis le temps qui file, rattrape le corps et parfois l’esprit.
C., au regard de photographe, a lui aussi rejoint un autre centre d’hébergement :
Je préfère ne pas me souvenir mais vivre le moment présent et participer à cette séance d’écriture avec Anne et mes collègues, qui restera dans mon souvenir. C’est sûr que je ne pourrai jamais l’oublier, donc cela deviendra un souvenir que je garderai toujours. J’écris ça parce qu’en ce moment, je n’ai pas envie de me souvenir des moments tristes ou heureux. Je préfère garder celui-là.
Pour lui, comme pour chacun, chacune, j’espère le meilleur.
B., on ne sait pas où elle est née.
Introuvable dans les registres du côté des services de police. Inconnue des services civils.
Invisible. Même si nous, on la voit tous les jours.
A. est mort en décembre. Libération extrême.
F., il vient de loin, parle anglais, apprend le français, nez dans le dico, les films, les livres, progresse sans cesse, et dessine mon portrait au crayon pour la nouvelle année. Merci.
E. est là tous les lundis. Ses textes précis. Sa présence discrète. Toujours élégante, son sourire et son grand sac rempli par l’existence.
Je me souviens d’avoir reçu mes premiers degrés en sténographie et dactylographie (degrés Pigier) et je me souviens de mon BEPC.
Je me souviens d’un feuilleton qui passait à la télévision : La Petite Maison dans la prairie. C’était marrant et triste à la fois.
K., en un seul atelier, nous a laissés émus et sidérés par ses haïkus de l’année.
Et H., d’où il vient, H. ? Juste terrien, me dit-il. Et il écrit, écrit, écrit, écrit, je ne sais pas comment l’arrêter. Il pourrait ne pas. Jamais.
Il écrit et il rit, il écrit et il nous fait rire, il écrit et s’écrie : Encore une minute, encore une phrase, encore quelques mots. Et ne s’arrête pas.
Mais à 19 heures tapantes, il y a l’heure du repas qui vient sonner la faim.
Nous, à l’atelier, on a déjà bien mangé autour de notre table garnie de crayons et papiers.
Et quelqu’un, quelque part, écrit encore et voit ce que personne ne voit.