L’aventure, de Giorgio Agamben
Une fois n’est pas coutume, c’est Goethe, via Macrobe (auteur latin), qui sert de ferment à la réflexion d’Agamben, lequel Goethe attribue à chaque destinée cinq divinités qui présideront à son accomplissement. Il s’agit du Daïmon entendu comme force cosmique individualisante ; de la Tyché ou Fortune, définie comme hasard ou chance ; de l’Eros ou Amour, entendu comme mélange de force conquérante et de don gracieux ; d’Ananké, la Nécessité ; et enfin d’Elpis, l’Espérance. C’est à Goethe qu’on doit la cinquième figure, Macrobe n’ayant pas jugé nécessaire d’impliquer l’Espérance dans le déroulement de nos vies. De toute évidence Agamben juge lui aussi capitale cette dimension existentielle voire spirituelle, même si la définition qu’il en donne pourra surprendre. Quoi qu’il en soit, une aventure digne de ce nom devra composer un mixte de ces dimensions, de même qu’au Moyen Age on pensait qu’un corps en bonne santé réalisait un subtil mélange des humeurs fondamentales qui le composent.
Il appartiendra à chacun d’entre nous de choisir quelle(s) divinité(s) honorer plus qu’une autre, en fonction de la tournure que sa vie voudra bien prendre. L’un, plutôt fier de ce qu’il est, en appellera à son Démon comme à une figure pivot ; un autre, moins chanceux peut-être, dira que tout dépend de Tyché ; un troisième, nature soumise, se référera à Ananké. Bref, il n’y a pas de mélange idéal mais plus exactement une alchimie propre à chacun. Cependant, si à la différence de certains romantiques allemands, on ne voit pas dans l’Amour une réalité séparée de soi « faite de successions, de complications, de changements infinis et accidentels », mais au contraire une expérience centrale qui conférerait à l’existence une unité, alors on doit tenir l’amour pour une composante essentielle de l’aventure. On ajoutera même que dans cette perspective l’aventure acquiert un double visage : expérience momentanée voire éphémère, mais aussi principe persistant qu’une certaine tradition spiritualiste n’hésite pas à qualifier d’éternel.
Il va de soi que tant qu’on vivra les choses comme nous arrivant - ou non - de l’extérieur, nous aurons le plus grand mal à intégrer Ananké, la Nécessité, dans notre représentation de l’aventure. Une aventure comporte des aléas, des embûches, que l’on songe aux errances de Perceval ou aux amours de Lancelot. Par conséquent, ce qui donnera sa majuscule à l’Aventure ne dépend pas tant de son contenu que de la manière dont son « héros » se l’appropriera. C’est là que la notion antique de Nécessité rejoint les conceptions contemporaines de l’Evénement. Pour qu’une chose fasse événement, il faut qu’elle arrive à quelqu’un. Un tremblement de terre sans témoin resterait un événement imperceptible. On n’a pas besoin d’être deux pour qu’il y ait événement, il faut que ça m’arrive à moi, puis que j’en témoigne d’une manière ou d’une autre : par un récit, un geste, un silence peut-être, un signe. Agamben reprend l’heureuse formule de Deleuze, tirée de Logique du sens : « L’événement n’est pas ce qui arrive (accident), il est, dans ce qui arrive, le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend. » Non pas la chose, mais ce que j’en perçois et qui me sollicite, me parle déjà et m’incite à répondre. Le plus étonnant dans cette formule est l’usage du verbe « attendre ». Il y aurait un lieu où je dois me rendre, où sans doute je dois témoigner de ce qui m’arrive, et ce lieu auquel s’attache une action, c’est précisément le lieu de l’aventure comprise comme étant ce qui se passe et révélation de ce qui se passe. Et peu importe alors que je rende compte d’un fait heureux ou malheureux (en un sens il n’y a pas d’aventure heureuse, le bonheur de l’aventure est lié à son expression). Agamben écrit : « Vouloir l’événement signifie simplement le sentir comme sien, s’y aventurer, c’est-à-dire se mettre intégralement en jeu en lui, mais sans qu’il soit besoin de quelque chose comme une décision. » Il s’agit de répondre à un appel, de céder à l’action de certaines forces, plus que de raisonner et de conclure. Si l’aventure nous constitue et perdure au-delà de son effectuation, c’est qu’on s’est perdu en elle, qu’on est allé au-delà de nos limites, puis qu’on en est revenu. Il est vrai qu’on parle d’aventure en plusieurs sens : c’est ce qu’on projette, ce qu’on a vécu, et ce qu’on en dit. Dans une perspective poétique, qui est celle d’Agamben, il n’y a pas d’un côté des faits et de l’autre des mots qui les rejoignent tant bien que mal, il y a coïncidence entre les deux à la faveur de l’éclosion d’une parole. L’événement, c’est le dire. En un sens la parole aventureuse est pleinement performatrice, elle fait ce qu’elle dit, elle donne sens, elle fait voir. Avant elle, les faits demeuraient dans la brume, abandonnés à l’accident, au non sens peut-être ; avec elle les faits accèdent à la hauteur de l’événement, ils cessent d’être passagers pour s’éterniser sur la page ou dans la mémoire, dans le corps.
Est-ce que celui qui parle et dont la parole est constitutive de l’aventure est nécessairement celui à qui les choses arrivent ? A priori non. Il est celui qui en répond, ce qui d’un point de vue littéraire n’a pas les mêmes conséquences. Pas la peine de dire « je » donc, un « il » conviendra aussi bien. L’essentiel c’est que, du point de l’aventure, la parole poétique soit conçue comme inaugurale. Elle vient après quelque chose, mais de telle sorte que cette chose s’inscrit en elle comme étant nouvelle, de par sa forme et son sens. Il y a peut-être un passé, mais désormais, du point de vue du dit poétique, ce passé est perçu nouvellement, peut-être même est-il une forme de l’avenir (ce qui nous attend). Pour le dire autrement, le temps retrouvé est un temps inventé et mon souvenir n’est jamais aussi prometteur que lorsqu’il m’apparait sous un jour radicalement nouveau. C’est en ce sens que l’aventure bien qu’ayant eu lieu, bien qu’ayant lieu, ne cesse pas d’arriver. Quelque chose d’elle ne cesse pas de nous attendre et de nous enjoindre à la rejoindre. Pour certains chevaliers, ce fut le Graal, un objet symbolique par excellence, une promesse intenable.
Et c’est là qu’intervient la notion d’Elpis, l’Espérance. Elle est d’autant plus nécessaire pour compléter le tableau, que l’aventure n’est pas sans charrier avec elle un lot de scories dont on se serait bien passé, un lot de déceptions. Il y avait « je » et il y a « il », ou bien l’inverse. L’expérience poétique a mis à jour une césure, une division interne. La puissance qui était à la source de notre vie et que nous avons appelée Daïmon nous survit, nous nargue peut-être. C’est qu’à la faveur de l’aventure, nous ne pouvons pas ne pas nous rendre compte que quelque chose nous dépasse. Cette chose qui nous embarque, c’est Eros, mais tel qu’on aura la plus grande difficulté à rester à sa hauteur - il faudrait surfer éternellement au sommet d’une vague infinie. Dans l’amour, selon Agamben, il y a une « incapacité d’aimer » d’où nous tirons cependant un élan. En cet élan réside l’espoir, mais un espoir lucide et désenchanté, libéré du pouvoir de l’élixir, lequel n’aura fait qu’illuminer quelques instants de notre vie empirique. On n’est bien évidemment pas obligé de se rallier à la position du philosophe italien, plus ou moins emprunte de mélancolie. Voici toutefois ce qu’il écrit :
« L’amour espère, parce qu’il imagine et imagine parce qu’il espère. Qu’espère-t-il ? D’être exaucé ? Pas vraiment, parce que le propre de l’espérance et de l’imagination est de se lier à un inexauçable. Non parce qu’elles ne désireraient pas obtenir leur objet, mais parce que, comme imaginé et espéré, leur désir a été toujours déjà exaucé. »
Statut particulier du rêve ou du fantasme. Il n’appelle pas à être réalisé. Il est une satisfaction en soi, il est même un affranchissement de ce qu’il attend. L’espérance, écrit Agamben, dépasse le salut - nous sommes déjà sauvés -, elle dépasserait même l’amour. Non pas que nous soyons assurés d’aimer ou d’être aimés (puissance de ces énoncés, fragilité des êtres qui les énoncent), ce serait plutôt que le terme de l’aventure, en tant que fait poétique, ouvre sur une « réalité » d’un autre ordre que l’empirie. On retrouve la même idée dans un chapitre de La communauté qui vient, rédigé il y a 25 ans, quand Agamben, au sujet de Robert Walser, parle d’un langage ayant atteint à l’épuisement, ayant abandonné tout référent et demeurant comme assouvi, « étendu sur le dos ». Tout serait dit en quelque sorte, le langage aurait atteint un point où il cesse de désigner quelque chose hors de lui pour pointer son vide intrinsèque. Le monde n’en cesserait pas moins d’être tourmenté, c’est juste que quelque part, au bout du langage comme au bout de l’idylle, il y a un « coin » où l’on est bien, où l’on est autre. On peut tenir cela pour une croyance, ceux qui la professent la soutiennent généralement néanmoins d’une pratique. : l’écriture. « Il y a le langage » veut dire que moyennant un certain exercice poétique de la langue, on - qui au juste ? est-ce soi-même ? est-ce un autre ? - peut atteindre à ce point où la capitulation du langage est le signe d’une libération, point d’orgue de l’aventure.