54- L’hymne à la paix de Laurent Grisel

Laurent Grisel [1] fait paraître, chez publie.net, Un hymne à la paix (16 fois), poème qui entre dans la composition d’un travail considérable, engagé depuis 2002 : Descartes tira l’épée, dont plusieurs parties ont déjà été publiées [2], et à propos duquel une note, en fin du présent livre, renvoie au site qui en précise les sources, les enjeux et le plan.
Cette note donne aussi les circonstances qui ont présidé à la composition d’Un hymne à la paix (16 fois), le poème qui devrait clore tout l’ensemble : et c’est la rencontre, improbable – une illumination – d’une série de tableaux dans l’atelier d’Anne Slacik, le 15 janvier 2004 : « Je vois, écrit Grisel, ces couleurs, ces liquides qui s’étendent et se recouvrent d’eux-mêmes, pas d’autre force que la leur propre – et comme coulant loin, au-delà du cadre, jusqu’à mes pieds.
Une brusque idée de paix. »
En couverture, une peinture d’Anne Slacik fait un écho à cette rencontre.
Pas d’autre force que la leur propre : que la couleur, qui est à elle-même sa propre fin, puise en elle-même suffisamment de puissance pour faire gagner la paix, c’est, il me semble, le propos qui anime Grisel depuis huit ans, ce qui l’a lancé dans ce travail : il faudrait écrire dans une clarté et une évidence aussi limpides que les bleus d’Anne Slacik, trouver une parole qui, à l’abri des boursouflures de la rhétorique, porte à la fois l’émotion et la conviction ; un engagement d’écriture qui correspond à la posture de Descartes telle que la décrit Adrien Baillet dans sa Vie de Monsieur Descartes, l’une des sources du travail de Laurent Grisel : menacé de se voir volé et jeté à la mer par les marins qui le transportent vers la Frise orientale, « Monsieur Descartes tira l’épée d’une hardiesse imprévue » – et voilà précisément où Grisel a puisé le titre général de l’œuvre en cours – une hardiesse qui ne doit rien à l’exercice de la force, au contraire : « une hardiesse qui s’élève beaucoup au-dessus des forces et du pouvoir dans l’exécution ».
Il s’agit donc de se risquer vers une écriture de cette trempe-là, bien au-dessus des prouesses de style : et c’est un programme que l’arithmétique du titre implique déjà, qui dit à la fois, et la maîtrise de la construction (16 fois) – la note finale précise que « le dernier poème de Descartes tira l’épée, doit être (…) fondé sur le nombre 4 » –, et l’enjeu proprement « lyrique » du poème, puisqu’il s’agit aussi d’un « hymne » que soutiendront des voix, qui chanteront.

Ces voix sont au nombre de quatre, deux voix de femmes (Femme, Justice), deux voix d’hommes (Homme, Bourreau) ; les différentes combinaisons de la dramaturgie les confronteront au cours des seize épisodes, ou tableaux, de l’hymne ; elles n’appartiennent à aucune époque, à aucun lieu précis ; elles n’ont pas de nom propre ; Grisel dit d’elles, quelque part, qu’elles sont des « entités », vieux concept de la philosophie classique.
Va pour entité...
Pourtant, je préfèrerais les appeler « masques », en référence au persona latin, lié au grec prosôpon, qui renvoie à l’idée d’un type universel. Le masque porte bien l’indifférenciation du type ; mais sur scène, une langue et un corps, et, sur la page une écriture, l’incarnent et le singularisent.

C’est bien là, en effet, la force de ce texte : ces voix vivent, avec leur accent spécifique, à la fois d’une vie autonome, et en même temps de la vie que la violence de l’Histoire, qui se répète, n’a cessé, ne cesse, de leur imposer : le bourreau se revendique, comme toujours, un simple exécutant ; il aime la clarté des jugements et des ordres implacables ; la justice, toujours, « veut comprendre le mode opératoire, les rouages ».
Alors, rien de nouveau ?
Si : malgré le poids odieux de la répétition, Grisel croit qu’un « partage », comme le disait Hölderlin, est toujours à venir, qu’une raison peut vaincre et maîtriser les désastres, en sachant simplement accueillir, autrement que par la force, ce qui vient.
Cette parole-là, il en confie la responsabilité à la voix de l’homme et à celle de la femme. Eux ont évolué, au long de ces dialogues. Le temps joue à nouveau pour eux, « chaque matin : trame et fil, nœuds, attaches ».
Écoutons, l’un après l’autre ces mots hardis ; c’est sur eux que l’hymne se termine. Par les temps qui courent, il fait bon les entendre.


Homme et femme ensemble, à la section 14 :

Prenons tous, chacun comme il peut, aucun seul,
le temps gagné sur les ruines, prenons
espaces et temps pour les biens
qu’on ne saurait vendre ni acheter ; temps d’hommes
inattendus, temps d’hospitalité imprévisible, inorganisée
et se passant de loi, non hors la loi.

Et la voix de femme pour conclure la section 16 :

et avec les petits nous y allons, jardiniers,
explorateurs, avec résolution, avec douceur,
attentifs, précis, inquiets – ici et
loin : dans l’univers mêlé, tournant sur lui-même
sans fin.


15 septembre 2010
T T+

[1Laurent Grisel fait partie du comité de rédaction de remue.net.

[2Voir, sur remue.net en particulier, un extrait paru en 2009, ainsi que l’article de Dominique Dussidour de mai 2009.