L’imprimerie Expressions II
C’est pas patron, c’est ouvrier

« Passe quand tu veux à l’imprimerie. T’appelles. Tu viens. »

Le récit de Constance Krebs


Bill, petit homme au regard vif rencontré chez une amie, m’a tendu sa carte blanche, à typo violette, Expressions II [1] : « Passe quand tu veux à l’imprimerie. T’appelles. Tu viens. »

Je n’avais jamais visité d’imprimerie. Douze ans dans l’édition, d’abord un stage à tout lire, puis un autre à la fab. J’aimais bien la fab. À sept heures, dans le bureau parisien, je calculais le nombre de pages que ferait le livre en fonction du corps de la lettre, de l’interligne et de la justification ; l’épaisseur du dos selon le grammage et la qualité du papier. À sept heures et demie, le téléphone sonnait. Je ne connaissais que les voix. Je nommais chacun après un mot ou deux, à son accent, son intonation, une espèce de vibrato qui n’avait rien de parisien, qui rappelait l’enfance, les fermes, les vendanges. Deux ans à passer des commandes, à négocier des tarifs, à recevoir des représentants, des Cromalin, des catalogues de caractères, et même parfois, à la fin de l’année, des bouteilles de vin !

Les imprimeurs sont souvent en province. Si j’allais souvent chez les compositeurs qui, eux, travaillaient encore à Paris, pour relire des épreuves avant le flashage, je n’avais jamais trouvé la possibilité d’aller visiter une imprimerie. Alors quand j’ai rencontré Bill, qu’il m’a tendu sa carte avec l’adresse de l’imprimerie qu’il avait montée avec quelques amis, dans le XIe, je me suis précipitée. Sans savoir pourquoi, j’ai glissé une pellicule photo dans mon appareil, et je suis arrivée devant une façade métallique, dans une petite rue.

Dehors, des palettes couvertes de papier blanc, bistre ou orange - les couvertures pour Verdier. Un transpalette allait et venait pour les mettre à l’abri. Pas de rouleau. Ils façonnaient à la feuille, en offset. En 2003, l’offset et la feuille, c’est presque du passé. Ailleurs, les Cameron roulent toute la nuit pour tirer 10 000 exemplaires, quand d’autres sont conçues pour n’en imprimer que 500. Les Xerox, dans lesquelles l’imprimeur entre un fichier, cale son texte, et fait rouler, sont des longs tubes au bout desquels sortent des livres brochés, façonnés, massicotés.

Mais Expressions II n’avait rien de Tintin en Amérique. Chaque imprimeur connaissait sa machine. L’un sur la Heidelberg, qu’il bichonnait, la nourissant de graisse, l’essuyant, la surveillant. L’autre sur l’offset, une quatre couleurs - à quatre points, donc. Bill m’expliquait, entre deux bouffées de cigarette, comment ça marchait. Je n’ai aucun souvenir de ses explications : le bruit ? la fascination que je ressentais à regarder ses grosses bêtes fabriquer des livres ? l’atmosphère de l’imprimerie ?

Dans un coin, la graphiste choisissait une couleur pour reproduire un vert le plus exactement possible. La cendre penchait dangereusement vers le papier, mais elle la faisait tomber à terre in extremis. Ailleurs, un imprimeur avait choisi une couleur parmi les dizaines de teintes Pantone, disposées en pots trop lourds pour les étagères, et il la gâchait comme si ç’avait été du plâtre. Du coup, l’encre pâteuse s’écoulait régulièrement entre les rouleaux.

En montant l’escalier à claire-voies, j’ai aperçu à ma gauche une silhouette à chapeau melon et à parapluie, en apesanteur : l’homme peint en noir sur le mur tombait doucement, comme une plume, à la poursuite d’un ballon rouge. En haut, deux ou trois salles de flashage et de compo. Pas de bruit. Tout était numérique.

On est redescendus. On a pris un café dans la cuisine-salle de réunion. On a parlé du confrère qui était mort, six mois avant, d’un cancer. L’imprimerie redémarrait doucement. Les commandes avaient été retardées et, surtout, l’ambiance n’était plus la même. Les silences se faisaient plus lourds. Puis Bill a été appelé au téléphone. Une commande d’un éditeur. Il était pressé. Bill, sa clope éteinte au bec, est remonté, à contre-sens de l’homme en apesanteur.

Constance Krebs

Lire également « Ils m’ont embelli ma jeunesse et je repense à la casquette de Bill, son regard océan. », l’hommage de Pierre Gilles.

30 novembre 2005
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