Le sortilège de la réversibilité du temps

Les Eaux étroites de Julien Gracq / étude par Jean-Paul Goux


La Voix sans repos, c’est le titre d’un recueil d’essais que vient de faire paraître Jean-Paul Goux aux éditions du Rocher - si la seconde partie, "l’expérience du continu" est consacrée d’abord à l’expérience de romancier et à l’écriture telle que la pratique Jean-Paul Goux, une première partie, "les intercesseurs", part de Kleist et Chateaubriand pour en venir à Balzac, Lautréamont, et Gracq enfin - tout entière sous le signe du continu, l’approche de Jean-Paul Goux est une des plus fidèles héritières de la paradoxale et atypique singularité de Gracq - nous nous permettons de reprendre ci-dessous, d’un livre tout entier hanté par la figure de Gracq, ces pages sur les Eaux Etroites - rappelons que cette dérive poétique a été écrite par un homme de 71 ans revisitant des images surgies de l’enfance, affirmant, cinq ans après La Presqu’île, une pré-éminence de la cinétique dans la construction du récit qui en fait un modèle inépuisable d’étude quant à la prose et au temps - FB


Lorsque Gracq termine ainsi Les Eaux étroites : " [...] aucune de ces images aujourd’hui ne m’assignerait plus nulle part, et tous les rendez-vous que pourrait me donner encore l’Èvre, il n’est plus temps maintenant pour moi pour les tenir", c’est Chateaubriand qui passe : "Le temps a pris ses mains dans les miennes ; il n’y a plus rien à cueillir dans des jours défleuris." Chateaubriand et La Vie de Rancé, justement, parce qu’il est question du temps et de l’écriture.

Le récit se présente comme un souvenir de promenade en barque sur l’Èvre, qui est un petit affluent de la Loire en pays vendéen, la région natale de Gracq. Sous la forme symbolique du voyage initiatique, Gracq propose une réflexion sur les processus de la création. Une promenade initiatique parce que "les images que déroule tout voyage initiatique renvoient chacune en énigme à une rencontre préfigurée qu’elles font pressentir et qui les achèvera." Le processus ainsi décrit renvoie assez précisément à la notion freudienne d’après-coup. Comme le temps psychique, le temps de la création n’est pas linéaire, il ne relève pas d’une simple action du passé sur le présent. Le sujet est amené à remanier après coup les événements passés afin de leur conférer un sens et une efficacité. Et ce qu’il remanie, ce n’est pas le vécu en général mais le vécu qui n’a pas pu s’intégrer dans l’organisation du sujet parce qu’il était trop tôt pour qu’il acquière un sens. C’est après coup encore - et Gracq rappelle constamment qu’il fait le récit d’un souvenir de promenade - que tel événement apparaît comme un appel à une réponse qui ne sera venue que plus tard. Sur "la cire vierge de l’enfance, écrit Gracq, viennent s’imprimer des images muettes qui pourtant voudraient parler" ; ce qui va donner la parole, après coup, à ces images muettes, ce sont des textes et plus généralement des œuvres d’art. Le texte, donc, qui à la fois vient organiser après coup un vécu privilégié qui n’aura acquis d’efficacité que grâce à lui, et à la fois n’a pu être retenu qu’en raison de sa capacité à organiser le passé.

Le souvenir de chacune des étapes de la promenade en barque renvoie à une œuvre : il faut comprendre d’une part que la lecture du texte ne fait événement que dans la mesure où elle a été préparée par cette "image muette de l’enfance", et d’autre part que le texte donne enfin sens à l’événement infantile. Un signe s’est formé, avec ses deux faces : le matériau brut de l’événement et le signifié du texte - un signe que Gracq appelle "une image préférée".

Les Eaux étroites démontent ainsi les processus de formation de l’écriture gracquienne - mais leur force tient évidemment au fait qu’elles évoquent également la genèse de toute écriture accordée à l’imaginaire. On y voit conjugués : "la variété miniaturiste des paysages de l’Èvre" et Le Domaine d’Arnheim de Poe ; "les deux rives" et les "rêves d’opium" de De Quincey ; le manoir et "Fantaisie" de Nerval, qui mène à Vermeer, Sylvie, Rimbaud ; un passage encaissé et la "rivière qui traverse la contrée d’Argol" ; "les pentes éclaboussées d’un jaune mort" d’une vallée étroite et "le ressassement plaintif de la flûte du pâtre de Tristan ", etc.

Sans avoir l’air d’y toucher, Gracq fait ainsi une leçon de choses poétiques dont l’enjeu paraît double. D’une part rappeler et montrer, contre le formalisme dominant de l’époque - publié en 1976, le texte est écrit lorsque l’influence théorique du structuralisme sur les avant-gardes littéraires est encore puissante -, que "les secrets du langage percés à jour ne livreraient en aucun cas ceux de la poésie" parce que précisément, dans "toute tentative d’élucidation poétique, le litige de l’homme avec le monde qui le porte [...], où fondamentalement la poésie s’enracine, ne peut à aucun moment faire figure de tiers exclu". D’autre part, définir le travail d’écriture : si le fait poétique vient des connexions qui s’établissent entre un événement privilégié ("une vision d’enfance", dit Gracq) et des fragments de texte qu’il appelle, on conçoit qu’écrire puisse se définir comme une activité de condensation. Écrire, c’est conjuguer l’"image préférée" et les rencontres qui s’organisent autour d’elle. Et Gracq utilise les métaphores de l’agrégat, de la rencontre, du précipité, de la coagulation, de la concrétion, et finalement de l’échangeur pour définir le rôle de l"image préférée" dans l’invention littéraire.

Et Chateaubriand ? Pour Gracq, l’écriture ne peut s’accomplir qu’à la condition qu’une "image préférée" vienne jouer son rôle de catalyseur ; cette "image préférée" ne peut se constituer que dans un double travail d’attente et d’accomplissement, d’appel et de réponse, dans un travail de remaniement après coup. Lorsqu’il n’est plus temps pour que s’organisent de nouveaux remaniements, apparaît la vieillesse : "La surimpression envahissante de ce qui a été sur ce qui est constitue le don mélancolique et pulpeux du vieillissement", écrit Gracq dans Lettrines 2. Comment continuer d’écrire alors ? Si l’on écarte la ressource de faire fonctionner "la planche à billets, parce que chaque livre doit être payé par l’écrivain en monnaie forte", il reste à reconnaître avec Chateaubriand : "je ne suis plus que le temps." À moins qu’il n’apparaisse que certaines étapes de la promenade initiatique préfiguraient l’image d’"une inversion du cours du temps", l’image d’"une journée en dehors des jours". Alors il reste encore à écrire puisqu’il est un passage de la promenade "où règne dans toute sa force le sortilège fondamental qui est la réversibilité du Temps."

© Jean-Paul Goux / éditions du Rocher

1er février 2003
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