Le vase visage
Le vase visage
En début de journée, elle se rendait dans son atelier situé au fond du jardin pour y travailler la terre. Ce matin-là, à travers les rayons de lumière bas et clairs du printemps, le visage tendu vers le grès humide, le dos voûté comme pour protéger le tour et ses mains modelant fermement et à la fois doucement, elle créa une forme fragile, qu’elle ne sut pas identifier au premier abord. Pourtant elle maîtrisait depuis longtemps les techniques du tournage, que ce soit au grès ou à la céramique, et même si parfois quelques pièces pouvaient être capricieuses, elle réussissait à tous les coups et sans trop de peine à les dompter. Or, intriguée, elle dut se lever de son tabouret à reculons, les mains et les avant-bras encore pleins de barbotine, pour considérer un moment cet objet étrange qui venait de naître sous ses doigts. Il s’agissait d’une alliance absurde entre un vase et un visage. Elle pouvait clairement distinguer sur le côté droit du vase ouvert en une haute vasque, un front majestueux qui surplombait deux yeux tirés en amande, rehaussés par deux pommettes saillantes qui cachaient presque un petit nez. La bouche était comme absente, elle dut avancer son propre visage plus près pour deviner ses contours finement dessinés. Elle se retrouva alors nez à nez avec le vase-visage et, lors d’un bref instant, elle crut se regarder comme dans un miroir. Cette vision lui fit tressaillir le corps entier, puis un écœurement lui noua la gorge. Elle sortit dans le jardin pour reprendre son souffle.
Assise dans l’herbe humide du matin, adossée au mur de pierre de l’atelier, le regard dans le vague, elle reprit lentement ses esprits. Elle ne sut pas combien de temps elle était restée assise là, les fesses bientôt trempées par la rosée, la peau des bras la démangeait car la terre déjà avait séché. Elle se dit que tout cela était ridicule : un bout de terre, quelle que soit sa forme, n’avait jamais fait de mal à personne ! D’un bond, elle se releva et tendit la main vers la porte de l’atelier dans l’intention d’y pénétrer. Le corps suspendu en avant, elle aperçut à travers la vitre de la porte le vase-visage séchant sur la girelle prêt à la narguer. Un malaise profond et lourd s’installait en elle et flirtait avec son esprit. Elle aurait aimé avoir le courage de se débarrasser de l’objet en plongeant sa terre dans l’eau pour qu’il se transforme en une boue anodine. Mais elle n’avait d’autre choix, dans l’immédiat, que de s’éloigner de lui, et tenter de l’oublier, pour un temps au moins.
Elle dut mettre le volume de la radio plus fort que d’habitude pour éviter [ de s’entendre ou ] qu’elle ne s’entendit cogiter car toutes pensées la ramenaient dans l’atelier face au vase-visage. Elle avait passé bien plus de temps que d’ordinaire à préparer son déjeuner car elle s’était attardée à l’épluchure des carottes et des navets, au choix des condiments, à la façon de procéder pour découper l’escalope et s’il était préférable de la faire cuire avec du beurre ou avec de l’huile. Elle entendit alors une voix qu’elle identifia être celle du vase-visage, lui dire, du fond de l’atelier, au fond du jardin, qu’elle avait des préoccupations bien petites et stupides. Comme pour chasser cette remarque elle appliqua au fond de la poêle une noix de beurre et un filet d’huile d’olive. Il ne s’agissait après tout que d’huile et de beurre, le goût n’en serait que meilleur.
Après avoir copieusement mangé, elle passa le reste de la journée à s’occuper de façon méthodique, comme pour avoir la sensation de réfléchir à chaque geste et actions qu’elle effectuait, à des activités inhabituelles. Pourtant l’image du vase-visage durcissant sur le tour trouvait la place de surgir devant ses yeux par flashs. Souvenir qu’elle s’efforçait de chasser immédiatement. Elle ressentait la présence de l’objet de plus en plus proche d’elle et lorsque la nuit fut installée, elle put presque deviner le souffle du vase-objet sur sa nuque. Elle commençait à s’en accommoder.
Exténuée elle emprunta l’escalier qui donnait sur sa chambre à coucher et ouvrit largement les draps pour s’y glisser sans même retirer ses vêtements.
La dernière image qu’elle perçut, cette nuit-là, avant de s’endormir, fut celle du vase-visage qui lui souhaita bonne nuit et lui donna rendez-vous au lendemain.
Elle n’avait fermé ni les volets bleus, ni les rideaux mauves avant de se coucher. Et si elle avait effectué ces rituels, elle aurait pu constater que les ourlets des rideaux mauves avaient été ajustés pendant la journée.
Clémence Jouin