Les Pigeons de Paris

Récit de Víctor del à rbol.


Juan est seul, assis au soleil sur une vieille chaise en bois. Il attend. Et perçoit au loin le bruit d’une voiture. Ce sont les hommes de loi chargés de l’expulser de sa maison – pour la raser et construire àla place une résidence balnéaire – qui viennent. Ils sont jeunes, implacables, silencieux. Il n’a rien àleur opposer, àpart son bon sens, sa paix intérieure et sa mémoire, adossée àcelle des lieux, des murs, des arbres...

Ce sont quelques bribes de cette histoire qu’il veut avant tout (avant de lever le camp) leur conter, très calmement, leur disant – en pure perte : ils ne sont pas instruits pour pouvoir entendre et comprendre ce genre de discours – les liens secrets et invisibles qui lient étroitement un homme et un lieu.

« Â Vous vous demandez en râlant pourquoi cette résistance, pourquoi je m’accroche àce bout de désert qui nous entoure. C’est normal, vous êtes des étrangers sur cette terre habitée par mes souvenirs. Cet endroit n’a pas de nom, comme je n’en ai pas non plus, ni nom, ni vie, sur ces paperasses que vous brandissez devant moi comme la vérité suprême.  »

Ceux qui se trouvent àl’origine de ces documents brandis sont les héritiers d’une jeune fille expatriée qu’il a jadis aimée (le temps d’un été, et du retour au pays natal de ses parents, issus de ce village isolé d’Espagne) puis perdue de vue et retrouvée bien plus tard, alors qu’elle était en fin de vie, lors d’un séjour rapide àParis où elle lui avait enfin offert ce livre, intitulé Les Pigeons de Paris, dont elle lui lisait, lors de ce fameux été, des extraits.

« Â Elle m’apprenait àlire quelques mots, des phrases courtes de sa moitié de langue dans un petit livre àcouverture bleue dont elle ne se séparait jamais. (…) Que vous me croyiez ou non, je n’avais jamais vu un livre d’aussi près. Pas plus qu’une Française àmoitié, et encore moins senti au bout des doigts le contact d’un soutien-gorge en dentelle.  »

Les hommes de loi l’écoutent àpeine. S’ils sont présents àsa table, c’est simplement pour lui signifier qu’il a, un jour, reçu un courrier d’un cabinet d’avocats lui annonçant le décès de cette femme qui lui laissait en héritage tous ses biens. Courrier dont il n’a pas tenu compte, se contentant de prendre soin, en l’enterrant près d’un vieil olivier, de l’urne couleur acajou qui contenait les cendres. Il en profita pour caler également le petit livre bleu au fond du trou. C’est cet héritage qui est aujourd’hui contesté par les descendants de la défunte. D’où cette procédure extrême, en guise de dédommagement.

Víctor del à rbol – connu jusqu’alors pour ses romans noirs (traduits chez Actes Sud)– noue les fils de ce récit simple et efficace avec une grande finesse. Il met face àface deux mondes irréconciliables : celui de Juan, le vieil homme et celui des froids représentants de la justice. L’un évoque son passé et son intégrité pendant que les autres se posent en exécuteurs des basses Å“uvres d’un présent qui lui échappe.

« Â Avant, il y avait des loups dans les montagnes, mais il ne reste que des moutons.  »


Víctor del à rbol : Les Pigeons de Paris, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, éditions La Contre-Allée

28 mai 2016
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