Marjorie par Myriam Thibault

18 août, soleil couchant. Elle danse, profite de ces derniers moments. Des amis éphémères le temps d’un été, pour des souvenirs qui resteront gravés. Elle ne le sait pas encore. Ce sont ses premières soirées, ses premières amours. Ils se promettent de se revoir l’été prochain, sans savoir que chacun d’entre eux aura pris des chemins différents. Ils ne se reverront pas, ne se rappelleront pas. Un été comme une parenthèse. Les amitiés d’un été demeurent dans les souvenirs, rarement dans la vie. Elle se demandera dans quelques années s’ils ont d’ailleurs bien existé.

La plage semble vide. Juste elle et lui, face à la mer. Elle en rêvait tant depuis le début des vacances. Mais elle ne sait plus. Elle croit qu’elle ne veut plus. Il a bu. Il devient un peu violent. L’alcool le rend répugnant, vulgaire. Les verres de vin qu’elle a bu tout à l’heure lui ont tourné la tête. Elle n’aurait pas dû boire autant pour une première fois. Elle n’a que 12 ans. Il s’approche d’elle, commence à lui caresser le dos, l’attire vers lui. Elle le repousse et s’excuse. Elle ne veut plus. Il insiste. La bouscule, lui déboutonne son chemisier, son pantalon. Elle se débat, veut le gifler, mais n’y arrive pas. Ses mains rugueuses encerclent ses poignets, si fins qu’il pourrait les briser. Elle ne peut plus bouger, préfère fermer les yeux.

S’éloigner de Paris pour mieux se réparer. Elle aime partir, s’enterrer le temps d’un week-end à Barbizon. Cette ambiance si propice à la reconstruction de soi, qui a tant inspiré les peintres, lui permet de respirer à nouveau. Ces bouffées d’air qu’elle n’a pas pu prendre durant la semaine, ces boules dans le ventre qui lui ont bloqué la respiration se débloquent enfin dans cette forêt où elle aime se perdre. Sans téléphone, seule, elle peut courir, crier, rire, pleurer, sans personne pour la juger. Ce sont les seuls moments où elle se sent libre. Enfin.

Un soir, une manipulation, une envie d’ailleurs, de libérer son esprit l’ont entraînée. Mais elle ne savait pas que ce sentiment de bien-être allait si rapidement se transformer. Le temps de quelques minutes et elle plonge un peu plus dans ce néant où elle se trouve depuis plusieurs semaines. À la tristesse et la colère contre la vie, sa propre vie, s’ajoutent la perte de dignité, le mensonge, l’envol de sa propre estime. Cette respiration dont elle manque tant au quotidien s’est échappée un peu plus. Elle s’étouffe, sent son corps se comprimer. Elle se tue un peu mieux à chaque nouveau rail.

Un an après être tombée, elle a pu se relever. Grâce à eux, l’équipe du microlycée, elle a réappris à vivre, à partager, à aimer. Grâce à eux, elle a su qu’un avenir était possible en dehors de la drogue, qu’on pouvait en sortir. La perte de la dignité a cicatrisé, même si la trace ne s’effacera jamais. Cela mettra du temps, mais elle sait que c’est possible. Qu’elle pourra un jour se respecter à nouveau. L’emprise que certains avaient sur elle lui avait fait oublier ce mot pourtant simple : non. Elle réussit et ose dire non, parfois. Elle ne sait pas si ça durera. Ce travail sur soi lui pèse, elle ne pensait pas que réapprendre à s’aimer serait aussi difficile.

Elle déteste le train. Le bruit ambiant des gens lui donne envie de sauter du train en marche. Les bébés qui pleurent, les enfants qui crient, qui se croient tout permis. Elle déteste ces parents qui n’en sont pas. Qui auraient mieux fait d’y réfléchir à deux fois avant de se reproduire. L’incivilité des gens qui hurlent dans leur téléphone l’exaspère autant que le bruit du train qui crisse sur les rails. Chaque trajet est une épreuve pour ses oreilles qui bourdonnent, lui donnant un mal de tête si éprouvant qu’il se répand dans tout son corps.

La musique lui a permis de survivre dans ses moments les plus douloureux. La guitare lui a donné une deuxième respiration, un second souffle ces soirs de chute, de désespoir. L’harmonie du son la calmait, lui redonnait envie d’aimer. Et même ces jours où la guitare lui brisait les mains, lui torturait les doigts à force d’acharnement jusqu’à ne plus pouvoir même tenir sa fourchette au dîner, elle y trouvait une forme de jouissance, de libération.

Après des années de déperdition, d’insultes, de colère, elle a eu sa revanche sur sa propre vie. L’obtention du bac, à 29 ans, lui donnait enfin un nouvel élan, un nouvel espoir. Cela faisait plusieurs mois, voire plusieurs années, qu’elle n’avait plus ressenti ce sentiment de fierté. La honte avait envahi son esprit, la douleur son corps. Le jour où elle a appris sa réussite au bac, elle a senti la reconnaissance de ce système qu’elle avait toujours rejeté, voire haï dans certains moments de sa vie. La persévérance de ces derniers mois lui prouvait qu’elle pouvait produire un travail de qualité. L’estime de soi revenait peu à peu.

Myriam Thibault

11 juillet 2016
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