Martine Drai | De Paris 8

24 septembre
En descendant l’avenue de Choisy j’entends ceci, derrière moi :
— Et il veut renvoyer les Arabes !... Il a tort ! Moi je dis qu’il a tort !... Les Arabes il faut les garder !... (rire) Pour la prochaine guerre mondiale !... (rire) La troisième guerre mondiale !
Le rire du locuteur se mêle àd’autres, je me retourne. Ils sont trois, un qui a l’air franchement arabe, les deux autres sont noirs, et ils se tordent de concert, l’Arabe pas moins que les deux autres.

26 septembre
En arrivant par la rue Franklin au métro Passy, je vois àquelques pas de moi un homme, mélange de vieil hippie et de vieux clodo, qui fait semblant de parler àson portable, mais c’est un morceau de pain qu’il tient dans sa main droite, un tronçon de baguette apparemment très sec, il parle àce tronçon, il a l’air totalement sur le coup, très concentré, très conjugal aussi :
— T’as mis ta robe rose, ah… ah c’est bien… Ah elle te va serrée… ah t’as grossi… Non c’est pas ça… ah elle a rétréci…
Je m’arrête, j’attends la suite qui ne vient pas, le type écoute magnifiquement son pain sec, pendant qu’il écoute je constate que je suis la seule àle regarder et àsourire, d’autres le voient mais se dépêchent de passer outre, et d’un coup je me demande : c’est l’air de Passy, peut-être ? … Et ici, donc, ils le trouveraient pathétique ? Seulement pathétique ?... ou c’est la femme-pain sec, qui les consterne, ou le téléphone-pain sec ?... et alors pourquoi ?

29 septembre
Je demande àmon buraliste s’il aurait des cartouches pour mon stylo-plume. Il me répond que non, mais que chez Monsieur Pierre j’en trouverai.
Moi : Monsieur Pierre ?
Lui : Vous ne connaissez pas Monsieur Pierre ?... Là, juste après le coin de la rue de Tolbiac… une librairie presque invisible… évidemment vous ne l’avez pas vue… Il ne fait rien pour qu’elle se voie, il ne fera jamais rien, il ne veut pas, je crois… C’est son luxe, c’est le vrai luxe… Nous autres on fait tout ce qu’on peut pour qu’on nous remarque, pour que ça roule… Lui non…
Mon buraliste aime Monsieur Pierre, c’est clair. Je lui en suis reconnaissante. Mais en baissant les yeux vers le rayon des pastilles sans sucre pour en choisir une boîte, je remarque, parmi deux ou trois autres gadgets destinés àretenir le chaland, le visage de Che Guevara au fond d’un minuscule cendrier, en vente pour 6 euros. Le visage du Che au fond du cendrier m’énerve beaucoup plus que le même sur un tee-shirt, ce qui n’est pas logique. Si je soumettais ceci àl’appréciation de mon buraliste, je suis sà»re qu’il trouverait une explication, car il en trouve àtoute chose. Mais je m’abstiens et file voir la librairie de Monsieur Pierre. Que je trouve dix mètres après le croisement Choisy-Tolbiac, qui porte sur son auvent, en lettres blanches délavées : LIVRES DE FACULTÉS, et expose en vitrine des livres délavés, philosophie essentiellement. Monsieur Pierre est un vieil homme fragile un peu voà»té dont le visage s’éclaire dès que je lui demande mes cartouches, il ne sourit pas encore mais le sourire y est déjà, c’est l’envers du sourire du chat du Cheshire de Lewis Carroll, une arrivée de sourire curieusement persistante… Puis Monsieur Pierre me dit merci avant même que je le paye, il me remercie de me décider pour les cartouches noires plutôt que pour les bleues, il me remercie encore quand je lui demande Libération, sa voix est confondante de douceur, comme ses yeux, et ses évolutions légères dans sa boutique encombrée. Il encaisse le prix des cartouches et du journal, merci, merci, c’est moi qui vous remercie, et il a l’air navré d’avoir vendu plutôt que donné.
En sortant, je me dis : c’est exactement ça qui éloigne les gens. Cet homme encaisse àcontrecÅ“ur et ne sait pas le cacher.
Mais comment a-t-il pu réussir àvieillir ?

4 octobre
Parc de Choisy. La halte-garderie en extérieur occupe environ 60 mètres carrés de ce côté du Parc qui donne sur la rue du Docteur-Magnan, elle est clôturée par un grillage d’environ un mètre cinquante de haut, au-delàduquel deux petits garçons, ce matin, me regardent suivre l’allée de marronniers et arriver devant eux. Leur regard est si insistant que je m’approche du grillage, leur souris, demande les prénoms pour me donner une contenance… Aucun prénom ne vient, mais l’un d’eux glisse sa main àtravers le grillage et me la tend. Je la prends et nous restons comme ça, immobiles, jusqu’àce que l’autre petit garçon me tende la sienne, et je la prends encore, et encore du temps qui passe, j’essaie quelques clowneries et simagrées pour nous détendre, mais ça ne prend pas, ce n’est pas ce qu’ils veulent, ils me regardent gravement, je ne comprends pas ce qu’ils veulent, je n’ose pas me détacher… Et puis, l’un des deux cogne le grillage du pied, et immédiatement l’autre l’imite, et je sens la pression de leurs mains plus âpre, la demande plus claire, ils frappent le grillage, ils ne vont peut-être pas tarder àcrier, la cage leur pèse, malgré les apparences et les jeux bien appropriés qu’on voit joncher le sol dans le périmètre autorisé.
J’ai défait doucement la prise de leurs mains, je me suis éloignée avant qu’ils ne crient.
Au passage, j’avais pu noter qu’au-delàde la halte-garderie les travaux avaient bien avancé dans le terrain vague ouvert depuis peu au croisement de la rue de Tolbiac, et sur lequel, précisément, s’érigera une crèche. Une grande. Grosse capacité d’accueil, et en dur. On ne les verra plus tendre les mains àtravers le grillage. Et on a grand besoin de crèches àParis, et il faut donc se réjouir, plutôt, malgré tout.

19 octobre
Dans le métro, ligne 6, peu avant la station Denfert-Rochereau, lendemain de jour de grève, métro bondé, on respire peu. Tout contre moi, deux Américains déchiffrent lentement un petit encart publicitaire suspendu en hauteur près de la porte : DEVENEZ RADIN. Ils ont l’air d’hésiter àcomprendre, ils cherchent de l’œil un interlocuteur… Je me porte volontaire et confirme qu’ils ont bien compris. Très contente, si contente même que mon anglais en devient lisse. Je tiens àce qu’ils comprennent, malgré ce que je peux imaginer des dessous très rentables du site en question, j’aime quand même assez ce DEVENEZ RADIN. Et je leur déclare d’un air ravi, comme si j’étais idiote, que le monde change, you see, par la force des choses… Mais alors ils n’ont pas l’air ravi, eux. Plutôt gêné. Franchement gêné. Enfin, par chance, le métro ralentit, et c’est làqu’ils descendent.

22 octobre
La photo que j’ai prise il y a un an de la boucherie casher de la rue du Moulinet est toujours d’actualité, le patron s’entête àconserver ses panonceaux promotionnels exprimés en francs, depuis quatre ans déjàla chose m’intrigue et toujours je me dis : Mais non, mais non, ne vois donc pas partout des signes de résistance, ne rêve pas ! Vas-y ! Questionne !
Tout àl’heure enfin je me suis décidée, j’y suis entrée et j’ai demandé, sur le ton àla fois dégagé et enjoué que j’estimais approprié : Excusez-moi, monsieur, mais… vos petites affiches, là… ça m’intrigue… Pourquoi vous les laissez en francs ?
Sourire du type : C’était bien, non les francs ?... Quoi, c’était pas bien, les francs ?
— Mais… Si …
— Et vous comprenez encore combien ça fait en euros ?
— Oui, bien sà»r… évidemment…
Je souris bêtement… Il doit voir que j’attends une suite, et, bon prince, me l’accorde :
— Vous voyez… c’était très bien, les francs… et personne n’a oublié… Alors pourquoi changer, puisque tout le monde comprend ?...
Donc ce n’est pas de la résistance. C’est plutôt de l’économie d’énergie appliquée àsoi-même. De l’écologie domestique. Il a bien raison.
Mais en m’éloignant je m’avise que : soit il n’a pas augmenté ses prix depuis 2000. Soit il les augmente en francs. Ce qui l’oblige tout de même àjongler entre ses dépenses (en euros) et ses bénéfices (en francs et en euros). Donc : grosse déperdition d’énergie. Donc, pas d’écologie domestique. Autre chose. La nostalgie, la négligence, ou le plaisir d’emmerder le monde.
Ou encore : la réticence. Bartleby : I would prefer not to.

27 octobre
Parc de Choisy, temps gris et un peu froid, début d’après-midi, le parc est presque vide. Un homme àcheveux gris de type indien ou pakistanais, assis sur un banc, la tête renversée en arrière, presse contre lui un vêtement bleu électrique et une béquille, ses pieds sont nus et croisés, ses chaussures près de ses pieds, ses chaussettes àcôté de lui sur le banc, elles ont l’air d’être làpour sécher mais ce n’est pas certain. L’homme se tient parfaitement immobile mais je ne pense pas qu’il dorme, la position de la tête, très en arrière, indique une tension, une volonté, et quelque chose en lui me fait penser qu’il prie, ou qu’il invoque. Peut-être ses paupières, non pas seulement closes, mais serrées.

5 novembre
Un moment assise sur la berge de la Bouzaize, rivière étroite qui baigne Beaune où je travaille pour deux jours. Le soir tombe, il y a devant moi cette eau d’un vert noir de fond de bouteille, au-delàun bouleau, feuillage clairsemé doré àcontre-jour par la lumière provenant de la maison derrière lui, sous le bouleau une chatte efflanquée qui est venue tout àl’heure faire connaissance avec moi, s’est éloignée, a rejoint l’autre rive par la passerelle, va revenir puisqu’elle a faim de caresses et de viande. Vue de là, Paris me semble une pure fiction, et ce n’est pas la première fois. Dès que je suis en province, dans une de ces petites villes où le vol des corbeaux est long et silencieux, où on entend son propre pas dans la rue avant même trois heures du matin, Paris s’éloigne tant que c’est toujours ce mot qui me vient àl’esprit : une pure fiction.
Mais plus tard, au moment où je réintègre l’endroit où je loge, c’est-à-dire l’école des Beaux-Arts, et plus précisément sa bibliothèque où je m’installe pour écrire, j’essaie d’y voir mieux. Et ce n’est plus exactement de fiction qu’il s’agit. Paris ressemble maintenant àune construction meuble, imprévisible, où depuis trente-quatre ans j’évoluerais aveugle, aveugle par intermittences, où la vue me serait rendue pour des temps circonscrits àla durée de mes circuits, aux retrouvailles avec mes marques, mes marques animales, ce qui me tient ici c’est ce que j’ai marqué comme mon chat marque chez moi et dans ma cour, et je vais et renifle et reconnais les places connues les visages connus, et je chasse d’autres endroits, d’autres visages, ce qu’il faut pour continuer, vivre, produire, entretenir le vivant, tout le vivant - chair, cœur, âme, pensée.
Et les visages connus de nous ici évidemment plus lumineux qu’ailleurs, simple effet de contraste, ici comme dans toute capitale la grande masse anonyme fabrique de l’ombre plus épaisse.

7 novembre
La première fois que je me suis fait la réflexion que les Parisiens savaient mieux que les autres manger coudes au corps, genoux serrés, avec des gestes minimaux, c’était en 1980, dans une brasserie surpeuplée près du métro Miromesnil. Et àl’époque j’avais admiré cette équanimité dans la promiscuité comme si elle pouvait être le fait d’un choix. Cela m’est revenu hier, àBeaune, où j’ai déjeuné rapidement dans une brasserie presque surpeuplée.

La première et la seule nuit que j’ai passée avec Jean Eustache, je ne me rappelle plus comment nous nous étions rencontrés, c’était la deuxième fois ce soir-làque nous nous voyions, et il avait accueilli avec un mélange de tendresse et d’ironie le refus que j’avais opposé àses avances. Refus très net, trop net, un peu scout, évidemment inspiré par le désir puritain de ne pas avoir l’air de vouloir me caser sur le plan professionnel – et il avait dà» le deviner. Et nous avions dîné et bavardé vertueusement. Après dîner, nous avions sorti le chien que je gardais pour un copain àl’époque, et nous avions fait plusieurs fois le même parcours, entre le haut du Marais et Beaubourg, le chien loin devant nous, Eustache l’appelait Machin, Machin répondait àEustache comme si ce nom de Machin lui convenait très bien, je me rappelle que nous avions peu parlé, que toute la soirée je sentais àcôté de moi son ironie et sa tendresse, que je me sentais petite, légèrement vexée, très admirative, énervée de l’être, et je n’arrivais pas àme dire qu’il était possible de revenir sur un refus, et plus nous marchions, plus Machin s’éloignait, revenait, repartait, divaguait, plus Eustache avait l’air amusé, plus je me sentais petite.
C’était en 1979. Je ne parviens pas àvoir si le Centre Pompidou y était déjà, ou pas encore.

La première et la dernière fois que j’ai eu àme faire faire des chaussures sur mesure, c’était pour un spectacle, une paire de bottines fin dix-neuvième. En montant l’escalier qui menait àl’atelier du bottier je me sentais plutôt allègre, cette première fois me plaisait. Mais le bottier m’avait demandé de patienter dans une pièce exiguë et assez sombre pleine de chaussures d’occasion. Et peu àpeu, àregarder ces entassements de chaussures de scène sur des rayons et dans des caisses, un peu partout autour de moi, devant ces formes ouvertes qui gardaient l’empreinte du vivant - et du vivant de la scène, du vivant en surchauffe - je m’étais sentie gagnée par une tristesse un peu nauséeuse qui m’avait étonnée – àl’époque les vêtements de seconde main m’attiraient plutôt, j’en achetais souvent. Encore maintenant je ne m’explique pas cette tristesse. Ça se passait du côté de République, c’était en 1988.

La première fois que je me suis allongée sur le divan d’une psychanalyste, j’ai senti une odeur de rance qui montait du matelas, et accepté immédiatement, sans livrer bataille, mais avec terreur, que le chemin de connaissance dà»t commencer par là, par cette odeur des autres que je n’avais pas choisie. Il ne s’en fallait sans doute que d’un rayon de soleil sur le plafond pour que cette odeur, au contraire, me rassure. Mais ce jour-làdans ce cabinet de consultation la lumière était plutôt grise. Ça se passait rue du Rocher en 1985. Et depuis, tout le quartier de Saint-Lazare garde pour moi cette odeur de rance.

8 novembre
Parc de Choisy : Le Cheval àParis a planté sa tente une fois de plus, le matin on a un peu partout de grosses bouses qui sentent bon.
Les marronniers sont nus, les peupliers le sont presque, les tilleuls dorés, le ginkgo de gauche jaune pâle, celui de droite nu. Et il y a de vastes matelas de feuilles mortes bien rangés au bord des pelouses, prêts àêtre aspirés. Mais le premier souffle de vent les éveille, ces feuilles, et les propulse en courses rapides àras de terre, et sur de longues distances la couleur s’évade, danse, se moque des jardiniers.

9 novembre
Un copain m’appelle pour décaler un rendez-vous la semaine prochaine, àcause des grèves annoncées. Nous parlons un peu de celle de 95, nous essayons de nous rappeler combien de temps ça avait duré. Nous nous préparons àdevoir marcher. Quand il raccroche je revois un peu pour moi seule ces marches de l’époque. Très longues, et il faisait froid. Mais ce peuple qui marchait dans le froid n’était pas encore vaincu. Nous le sommes presque maintenant. Le président s’augmente généreusement et rêve d’Amérique, et le peuple n’a pas encore faim, mais pense que ça pourrait venir. En 95 ce n’était pas le cas.
Mais il ne fait pas encore froid.

10 novembre
La première fois que j’ai pu écrire àla première personne du singulier c’était ici, il y a un peu plus d’un an, dans la perspective de ces fragments parisiens qui ont trouvé sur remue.net leur première audience, et dans ce Je qui est une construction j’évolue de la même manière qu’àParis, aveugle par intermittences, très consciente làencore de la grande masse ombreuse et anonyme qui en forme l’insu.

11 novembre
Piscine municipale Château-des-Rentiers, le hasard me reconduit dans la même cabine qu’en septembre. Et sous l’inscription : Chef d’entreprise âge mà»r aisé, relations politiques aux ministères, héberge jeune fille sans papiers douce et caline,
aziatique africaine bienvenue – messages au 06…
j’en découvre une autre, quelqu’un entre-temps a répondu : SALE BÂTARD D’ESCLAVAGISTE.
Je suis d’abord contente, mais vite gênée. Bâtard me gêne.

12 novembre
On vient de m’appeler de la Maison San Lorenzo, en Italie, pour me vendre de l’huile d’olive. C’était une jolie voix féminine, authentique accent italien, qui m’a entreprise en ces termes : Vous êtes bien Madame Drai ?
— Oui…
— Je voudrais savoir, chère madame Drai, si vous vous intéressez àla cuisine italienne…
— Pourquoi ?
Et ici l’huile d’olive.
J’ai gueulé. Puissamment gueulé que rien de ce qu’on avait àme proposer ne pouvait m’intéresser. Et raccroché.
Puis mesuré, àla lumière de ce petit incident que, réellement, il n’y a plus d’ailleurs. Du moins plus en Europe. Ou bien : plus dans la zone du libre-échange. C’est-à-dire plus du tout. Dans deux ou dix semaines on m’appellera de Delhi pour me demander si je m’intéresse au madras fabriqué dans une cave de Belleville, ou de Chicago. Ça viendra. Admettons. Encaissons.
Ou bien encore : l’ailleurs n’est plus du tout, jamais, en aucun cas, géographique.
Mes colères sont ridicules. Il ne faut que refuser àFrance Telecom le droit de vendre mes coordonnées. La procédure existe. Elle exigera simplement encore un peu de paperasse, encore un peu de temps passé au téléphone àécouter du Vivaldi remixé en musak, encore un peu de patience ordinaire. Plus, probablement, deux ou trois euros virgule quatre-vingt-dix-neuf centimes.
Je suis sà»re que les coordonnées des provinciaux sont moins vendues que les nôtres. A vérifier.

16 novembre
J’étais privilégiée hier et avant-hier, les premiers jours de grève, puisque je travaillais chez moi. Mais tout àl’heure je devais me rendre au bas de la rue de la Tombe-Issoire, et je suis sortie de chez moi d’assez bonne humeur, consciente de ma chance, une heure seulement de marche aller-retour et il faisait très beau. Mais en traversant l’avenue d’Italie j’ai tout àcoup entendu une sirène très près de moi, je me suis mise àcourir, je n’ai vu qu’après coup la voiture qui venait de me frôler et s’éloignait déjà, il m’a semblé que la sirène s’amplifiait, j’étais sonnée, je me suis arrêtée quelques secondes sur le passage clouté, àquelques pas du trottoir. Un motard m’a demandé par signes si ça allait, j’ai hoché la tête et me suis remise en marche.
J’avais eu tort, évidemment, de rêvasser au lieu d’entendre àtemps la sirène, de voir àtemps la voiture des flics. Mais j’aurais pu avoir aussi un problème de genou, de hanche, de bassin, qui m’empêche de courir. Violence ordinaire. Dans les périodes troublées certains flics ne s’en privent pas. Le trouble, sans doute, les galvanise, les fait rêver. Et ils rêvent de belles vies, aventureuses et assassines.
Une heure plus tard j’ai appris, d’un homme rencontré au zinc d’un café rue de la Tombe-Issoire, et qui se trouvait être employé de la RATP, que la seule journée de grève qu’il s’était autorisée lui avait coà»té 120 euros. Seul avec deux enfants, salaire 1700 euros nets, il ne pouvait pas s’accorder davantage. Je lui ai demandé : Et les autres, ceux qui tiennent longtemps, ils font comment ?
— Ils prennent des prêts bancaires. Ils s’endettent pour un an ou plus.
Je suis rentrée chez moi en me demandant ce qui allait bien pouvoir retenir les gouvernements àvenir de négocier avec les banques certaines subtilités portant sur les taux d’intérêt accordés aux petits salariés immédiatement après les périodes troublées.

24 novembre 2007
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