Michael Batalla | Plein centre, approche poétique d’un inobservable réel : contemplation
Michael Batalla est un poète occupé par les lieux, les paysages et les mots qui les redessinent – en même temps, butent contre. Il dirige aussi une collection exigeante chez un éditeur, nommé Le clou dans le fer– tout un poème, ce nom, mais aussi tout un paysage. Il a récemment participé à Soundscape forever, édition spéciale de silence radio quelques autres de ses poèmes dans les revues MIR (n°1) des éditions IKKO, Boudoir & autres (n°3 et 4) des éditions Ragage, et sur le site projectiles, rubrique Traverses.
Plein centre, approche poétique d’un inobservable réel : contemplation (travail en cours)
Observateur conséquemment enquêteur
je m’enquiers auprès
de cet : homme solitaire
embarrassé du visage
embarrassé de l’expression
de ce : couple
notablement âgé
en promenade
notablement embarrassé
de : quelques autres
Chaque entretien tourne au conciliabule épineux :
la question que je pose est difficile .
.
. Savez-vous où se trouve le centre de rétention administrative de Vincennes ?
La formulation « spontanément » donnée à ma requête
n’implique pas que je veuille exclusivement savoir
OÙ
se trouve le centre de rétention administrative
Je veux aussi savoir
SI
les gens le savent
Ils ne le savent pas (ceux-là du moins)
Moi je l’ai su
jadis j’y suis allé manifester
mais j’ai oublié le chemin (j’oublie beaucoup)
Il est difficile de poser cette question
et difficile visiblement (ou pour le moins inattendu)
de se la faire poser
Pourtant je ne fais que demander mon chemin…
ma démarche est en apparence banale
Les gens ont du mal à me répondre mais ils essayent
ils sont gentils les gens sont gentils .
.
Exemple : le centre de rétention ?
reprend madame — désadministrativant la chose
.
pas ici en tout cas
…
pas dans cette partie du bois c’est certain
… … …
sans doute dans l’autre partie
celle qu’on appelle le vieux bois — se risque-t-elle sans en être assurée
Elle paraît d’autant plus troublée que
je m’apprête à prendre son indication pour un renseignement précis et sûr
et partir dans la direction hypothétique qu’elle désigne
Je vois son visage en me retournant — déjà parti —
pour saluer et remercier
.
Il existe une convention
Ce que la convention prévoit : un centre de rétention administrative — qu’on sache ou non où il se trouve —
n’est pas un lieu où l’on cherche à se rendre
car
si l’on doit s’y rendre
soit on sait où c’est
soit on y est conduit par quelqu’un qui sait
donc on ne demande pas son chemin
Quelqu’un qui demande son chemin pour se rendre au centre de rétention
au beau milieu du bois de Vincennes ou ailleurs est sinon louche
du moins étrange .
.
. ce fut mon cas
NUAGES D’APPROCHE
[1]
alors tout devant plein sud aucune ville réellement désirable
mais comme la tentative d’une ville
ou une succession de tentatives pour ne pas trop laisser s’évanouir l’idée de ville
des masses habitables habitées imbriquées les unes dans les autres
se présentent
présentent formes et couleurs classiquement
dans la brume d’aujourd’hui métallique particulière
classiquement dans la brume de nos jours
rampante entre les choses
les constructions
et l’observateur toujours
celui qui regarde avant d’écrire qui ainsi prétend agir
soleil classique donc
à l’heure qu’il est sud-est bien que non-méditerranéen
voilé selon une membrane fine muqueuse atmosphérique
de cirrus plein sud
encore censément connectée la membrane
à la brume urbaine émanée endogène translucide comme dépolie
photopoiétiscente vers le blanc
d’où
la brume esthétiquement fléchie des cirrus
ou le fléchissement esthétique et brumesque des cirrus
il s’agit finalement d’une phrase photo-météorologique
résultat
la ville =
Saint-Maurice + Maison-Alfort + Alforville + … + Créteil + Choisy-le-Roi + Vitry-sur-Seine (dont les deux cheminées de la centrale thermique EDF dite Usine des Tramways de l’Est Parisien ou encore Usine de l’Air Liquide [maître d’œuvre inconnu] inscrite en 1985 à l’inventaire du patrimoine industriel)
est un éblouissement argenté
en face
(sous le soleil
la brume uniformise
gris argenté) ligne de ciel
l’événement central de quatre tours cubiques
ligne évidemment très géométrique
comme un graphique démographique
dans le gris bleuté argenté uniforme
des triangles de soleil des surfaces de toitures
réfléchissants
grandes barres de logements
l’étendue jusqu’à l’horizon des collines sud-ouest
bruguilecte constant de l’autoroute A4 ci-après autoroute de la feuille
que Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud n’emprunta pas
ni a fortiori n’ouït
flux continu des
ânes d’alliages (cf. cheval de fer)
mêmement célères
beaucoup de
gros-véhicules-automobiles-pouvant-transporter-de-gros-volumes-de-marchandises
comme le circonlocute
Le Petit Robert de la langue française pour
camions (blague de camionneur au passage : les petits roberts de la langue française)
voitures automobiles motocyclettes de l’autoroute de la feuille
dont Guillaume de Machaut non plus n’usa point
pas plus qu’il n’en put détourner le moindre son
semblable en cela à Eustache Deschamps
à Jean de la Fontaine
le fond du bruit diffus constant est celui
du contact des pneumatiques sur l’asphalte
et bien que tous les véhicules circulent à égale vitesse hormis
de temps à autres
la survenue traversière d’une grosse cylindrée
des variations dues aux différences de régime des moteurs
sont audibles
un lien doit exister entre la subjectivité des conducteurs
et ces variations
la transcription du bruit des moteurs
sur la partition de l’autoroute
est à interpréter au registre de nos interactions
le coup d’œil porté vers le sud
durant la procédure d’approche
du centre de rétention administative de Vincennes
depuis la rive sud de l’avenue de la Gravelle
quelques dizaines de mètres après le dernier camion de pute
marque une halte de curiosité
immédiatement après avoir laissé le (lugubre) cimetière Saint-Maurice
un sentier pique vers l’autoroute
talus à forte pente et détritus de première jetée
enfoncés dans le lierre
dont les feuilles ici seules sont capables de luire
au sol un tronc coupé laissé là gagné plus que les autres
par le lierre ses ligaments noueux tendus
les arbres livides qui acceptent de pousser là
masquent un peu la ville dure tentative de ville grise devant
sous ce soleil blanc
comme un bouton d’angine au fond d’une bouche
alors le surgissement d’un coureur à pieds vêtu d’un short collant mauve
et baskett à languettes en oreilles de chien
provoque en moi le sursaut
je ne suis pas venu ici pour m’asseoir sur ce tronc
lisière sud du bois de Vincennes donc
putains en pré-retraite dans leur camion
tous semblables Renault Trafic cabossé
rouillé de la tôle buée aux vitres
plutôt essence que diesel
modèle 85 globalement blanc
bidon-lupanar amorti en vingt passes
de temps en temps une dépose minute
entre l’arbre et le camion
stationné rive nord de l’avenue
déserte en semaine l’hiver
approche du centre de rétention administrative de Vincennes
le parking
on le devine de loin mais il n’apparaît franchement
qu’à partir du petit étang où l’association de pêche à la mouche
ne perd pas la main durant l’hiver
fil fluo moulinet réduit canne courte et nerveuse
la pêche à la mouche est une pêche technique chorégraphiée
l’aristocratie de la pêche à la ligne
et toujours puisque nous sommes en France
un bon prétexte pour boire un coup
c’est la France la vraie
la sérieuse
celle qui ne rigole pas avec la fraternité
une route mène à l’hippodrome
ensuite c’est vraiment le parking
pas de bitume
des graviers enfoncés dans le stabilisé jaunâtre
un peu plus d’une centaine d’automobiles banales
le parking est limité au fond par le soutènement ouest
de la redoute de la Gravelle
gros appareillage de moellons
mur incliné raide en haut duquel est posé le centre de rétention
bâtiment préfabriqué lourd de type collège SEGPA
degré zéro de l’architecture
celle qu’on construit pour ceux qu’on aime
en empruntant la rue de l’école de Joinville
on longe l’école nationale de police de Paris ENPP
qui accueille le centre de rétention administrative CRA
je fais le tour comme un passant
c’est difficile je n’ose pas regarder les détails
les véhicules de police nombreux garés à l’intérieur
les groupes d’étudiants la grande cour
la rue se divise et je me demande si j’ai le droit de poursuivre
il semble que oui alors je poursuis
j’aimerais entrer dans l’école mais je n’ose pas
j’aimerais poser une question naïve aux gardiens mais je n’ose pas
demander aux étudiants ce qu’ils pensent de la présence du CRA dans leur école
mais je suis en repérage
on verra plus tard
j’ai le sentiment de transgresser quelque chose
je me rassure en me disant que je n’ai pas quitté l’espace public
je me sens observé
des gens passent
étudiants en compagnie de leurs parents
aucun promeneur dans cette région du bois de Vincennes
aucun passant
tous les gens qui sont là ont un rapport à l’école
quelque chose à faire là
mon activité d’observation est troublée
je suis tendu
à l’affût
je fais attention à ce que je regarde
et je remarque assez peu de détails
plutôt une impression d’ensemble
je ne suis pas compatible avec le lieu
il n’est pas fait pour être observé
je regarde quelque chose qui n’est pas fait pour être regardé
de là vient mon sentiment de transgression
je me répète
je suis sur l’espace public je suis sur l’espace public
[1] cette première approche textuelle a été composée durant l’hiver c’est-à-dire avant l’incendie du CRA de Vincennes le 22 juin 2008.