Migrations

Il y a dans ces voyages que nous imposent les transports en commun, comme une fatalité faite de paradoxes, un mélange de flux et de stagnation, d’univers qui se côtoient sans jamais s’unir et se quittent après s’être frôlés. Nous marchons par hordes, respectant des codes précis, comme un espace personnel de plusieurs centimètres au carré, vaine illusion d’individualisme, valises et sacs à la main, bagages pour certains, le même bruit conventionnel des semelles sur le bitume parsemé d’antiques chewing-gums fossilisés. La vétusté des parcelles que nous côtoyons hélas constituent une part de ce qu’on nomme "la vie moderne". Nous allons au même rythme, empressé et continu, nous donnant l’air occupé, celui d’être appelé par nos obligations les plus impérieuses qui sont en réalité la nécessité d’aller reposer pendant les 8 prochaines heures, notre postérieur sur une chaise de bureau plus ou moins confortable, qui deviendra le lit de notre siège pour le reste de la journée. Ce mouvement collectif ne revendique rien d’idéologique, si ce n’est de participer à la marche du monde dans un effort commun pour nourrir la machine qui fait tourner la roue, donnant du sens à la routine. Dans ces couloirs obscurs où nous caresse le souffle chaud de la rame, le temps encore présent dans nos montres semble s’être arrêté, comme toute nature a disparue ; sous terre nous sommes faits anonymes par cette foule de solitudes qui avance vers l’arrêt comme une même entité. Il est effrayant de se dire que dans ces lieux, nos repères se sont évanouis pour laisser place à une conscience alternative qui nous mène automatiquement et irréversiblement à notre but quotidien. Nous nous faisons silhouettes, nous effaçons dans les autres et pourtant conservons cette part de singularité ; les regards se cherchent, on s’épie et chacun se demande si tous se destinent à la même fin, celle qu’on devine. L’esprit en veille, nous oscillons entre palpitations et attentes, notre course dans les marches contrastant avec l’immobilisme qui nous aura mené jusqu’à ce quai et celui qui ponctuera notre journée. Bruits métalliques des portes, cliquetis des clefs dans les poches, tintements des bracelets s’entrechoquant aux poignets, martèlement des talons sur le sol et enfin un bip de délivrance au passage de nos dizaines de titres de transport sur les bornes. Notre contrat de sortie signé, nous nous engouffrons pour un temps dans l’air glacé qui nous happe un à un et nous entraîne d’un même élan, vers une autre épopée, celle de la rue.

Joanna Wadel

6 février 2017
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