Notes pour Le Parc à Chaînes | Frédéric Laé

La source de ce schéma

Notes pour Le Parc à Chaînes



(Ces notes accompagnent l’élaboration du Parc à Chaînes : elles tentent de saisir certaines fictions (théories) qui baignent ou nourrissent ce projet sans y trouver leur place. Voies parallèles, obliques, traverses.)
Ici : le texte prononcé à La nuit remue 3, à l’écoute comme l’ensemble de cette soirée ici, et un ajout.

La publication de la rubrique est suspendue pour les mois de juillet et d’août. Elle reprend en septembre 2009.

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Les mots désignent des objets présents, ou simplement possibles, dans le paysage.
On pose que le paysage est le monde quand il est continu. Paysage-continu.
Les mots en détachent les objets qu’ils désignent.
Le mot volcan détache du paysage de montagne, continu, sa partie éruptive.
Le volcan est un objet séparé, isolé du paysage, dont on peut faire le tour.
On peut l’observer, par toutes ses faces ou en coupe.
On y pénètre, on en sort, on en suit les galeries. Tout à la fois on sent
où il fait chaud et où il fait froid. Il est possible d’en dresser un schéma.
On parcourt et on admet un à un tous les aspects de l’objet.
L’observation suit logiquement une certaine progression
dont l’ordre peut être consigné, voir former un historique.
Cette progression est appelée lecture.
Tourner autour et à l’intérieur du volcan, séparé du paysage, c’est lire le volcan.
La zone qu’il dégage autour de lui, en se séparant du paysage qui l’abritait,
c’est le lieu de la lecture.

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Les éléments détachés existent sur un fond neutre, un lieu propre.
Le mot volcan reçoit son sens premier du volcan présenté sur ce fond neutre.
Les deux opération ont lieu en même temps :
détachement d’un objet par le nom qui le désigne
et don de son sens à ce mot par l’objet qu’il détache du paysage.
Pour que cette double opération ait lieu, on aurait dû poser
qu’un nom est d’abord une entité dépourvue de sens, un blanc, espace vacant
comme on a posé que le paysage était continu. Le monde, mots + paysage
serait né de leur rencontre, échange de découpes et de sens.
Mais on arrive toujours après la rencontre, quand les mots sont déjà pourvus,
et les montagnes découpées.

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On arrive quand la lecture est possible, après que les signes aient été décryptés.
Alors, les mots et les objets qu’ils désignent produisent une zone, où la lecture circule.

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On prend deux feuilles de papier vierge. On trace une petite croix sur l’une d’elle,
comme on fait pour marquer un point quelconque sur un plan mathématique.
Appartenir au plan est la seule qualité signalée du point —
plan, quelconque, que la page blanche prend en charge.
L’espace, issu de la page et du point, fonctionne comme un plan.
Sur la deuxième feuille, on dessine un petit V, un oiseau qui traverse le ciel.
Le ciel est pris en charge par le blanc de la page.
L’espace, ici, est fait de toutes les qualités de tous les ciels vus.
Par l’oiseau on lit le ciel : l’objet (oiseau-ciel) fait une zone où on se déplace.
Cet objet est celui qu’on lit. Le point et plan, eux, ne se lisent pas.
Ils fonctionnent, mais ne sont chargés d’aucune qualité. On y est collé.

— Ce qu’on lirait dans un plan n’est pas le plan, mais des qualités empruntées,
rapportées d’objets sensibles, afin de s’approprier le plan, de le comprendre.
Mais un plan, insensible, ne se lit pas.

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Que l’objet physique considéré soit visuel, un carré de couleur, une ligne, un relief,
qu’il soit sonore, musical ou textuel, ne change pas la lecture :
une fois les signes décryptés, tous projettent une zone pour la lecture,
une ombre portée. Ainsi se constitue l’objet lu, au centre de la zone.
Central, il n’est pas pour autant cohérent, ni d’un seul bloc.
Amas d’éléments hétérogènes mis en présence et d’éléments éloignés,
îlots de signes, archipels, temps impossibles, certains passés, d’autres futurs,
vrais ou faux, ils leur suffit de projeter leur ombre, qui est zone de la lecture.

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Pour la garder comme libre déambulation, on détache la lecture
de l’objet physique proposé aux opérations de décryptage.
Insister sur le médium utilisé n’a pas de sens, puisque c’est son ombre qu’on lit.
Toutes les ombres ont la même texture.
On ne lit pas une peinture, on ne lit pas un texte,
on lit l’ombre du texte et l’ombre de la peinture.
Paul Klee dit : gratter le tableau. C’est à dire en longer les signes par leur ombre
qu’ils soient couleur, ligne, phrases, livres, casse-tête, aventures ailleurs.

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Le lecteur est l’ensemble des trajectoires empruntées de tout temps par la lecture.
La lecture est la surface maximale que le lecteur peut couvrir dans un temps infini.
A chaque instant particulier, il est le point le plus brillant sur cette surface.
Légèrement moins brillante est la position qu’il vient de quitter
encore moins les plus anciennes, jusqu’à s’être effacées dans le noir.
A chaque instant, le lecteur est la plus longue trajectoire
jamais apparue dans la zone de lecture. Il est le point le plus vieux et le plus brillant,
et laisse sa jeunesse pâlir où il est déjà passé.
On pourrait faire l’hypothèse : à briller de plus en plus fort au cours de son âge,
le lecteur finirait par éclairer toute la zone,
mettant fin à l’ombre portée des objets lus et à toute lecture possible.

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Mais dans l’instant, s’il est le plus brillant,
c’est encore parce que les ombres autour continuent de noircir.
Irradiant des objets lus, plus nombreux et plus denses,
les ombres se chevauchent, se cumulent, elles font le noir plus profond.
Les rythmes divers font des ombres zébrées, vraies plaques de nuit.
Le texte qui défile au générique de La Guerre des Étoiles, pointe en s’éloignant
la galaxie très lointaine et le temps très ancien annoncé par le carton.
Effet de texte + effet de perspective.
Dans Solaris, la voiture qui traverse les tunnels des autoroutes soviétiques
escamote le voyage spatial qu’entreprend le héros du film – la voiture, l’autoroute,
et la musique électronique, qui les entoure, figurent le voyage dans l’espace.
Effet de montage + effet d’images
(l’une pour une autre, un personnage pour un autre) et effet musicaux.
Ce sont là deux objets physiques à décrypter.
Ils impliquent leurs propres moyens, partiellement différents,
mais forment une même ombre (s’éloigner dans l’espace)
pour un seul instant. Franges de nuit noire, zones fragiles sitôt disparues.
Et bien que les ombres portées divergent l’instant d’après,
là où elles se croisent le lecteur peut s’installer.

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Empiler littérature, couleurs, pochettes de disques, cinéma, sexe, game-play,
ne rend la nuit que plus intense, et la position du lecteur plus brillante.
Il passe par tous les points où il brille le plus.
Sa trajectoire n’a aucune raison d’être rectiligne, ni même continue.
Elle ne dessine pas de figure régulière. Pas une courbe, des sauts.
Pas de dérivée qui pourrait se laisser facilement calculer,
la trajectoire du lecteur n’est pas une réponse à la centralité de l’objet lu.
Ce qui est lu reste muet. Il ne formule aucune question, ni aucun ordre.
Aucune réponse n’est à lui opposer. Juste : habiter dans son ombre,
c’est à dire, pour le lecteur : demeurer la conséquence sans modèle
de cette ombre.

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Le modèle proposé ici met au milieu du dispositif l’objet lu.
De lui dérive la lecture comme ombre portée.
On pourrait être tenté de remonter vers une source lumineuse,
qui fait son ombre à l’objet lu, et qui logiquement se tiendrait derrière lui.
Or le modèle ne considère que trois objets : l’objet lu (milieu, centre ou archipel épars),
la lecture (zone d’ombre autour de l’objet lu),
le lecteur (course en tous temps de points lumineux sur l’ombre).
Aucune source lumineuse n’y est inclue : c’est que le modèle ne rayonne pas
comme un soleil, irradiant à travers l’espace dans toutes les directions à la fois.
L’objet lu retient son ombre plus qu’il ne l’émet, ombre-portée, ombre-manteau,
et cette ombre est la lecture parce que l’objet lu la retient.
Ainsi, la lecture a deux limites : l’une touche l’objet lu,
où celui-ci la retient à tel point que la lecture lui est collée à jamais.
Cette première limite définit la copie pure ou la dictée.
L’autre est infiniment éloignée, vers où l’objet lu ne retient plus son ombre.
Elle s’étiole alors – et on ne sait ce qu’elle devient.
Mais, de cette seconde limite qui borde la lecture,
quelque chose doit s’échapper, ombre étiolée ou fils de couture défaits du manteau.
On peut vouloir dire : sur cette seconde limite, quelque chose s’écrit vers l’extérieur ;
ou bien, on ne sait pas : depuis cette limite quelque chose pourrait nourrir
une écriture au dehors. Sinon, rien n’échapperait de la lecture. Zone furtive
qui retient tout en son sein et refuse de répondre, imperceptible
à l’extérieur, lecture introuvable, trou noir. En tout cas, à l’opposée d’irradier.


Merci à Marc Perrin pour ses remarques.
Mise en ligne par Guénael Boutouillet.

                                        Frédéric Laé

16 juillet 2009
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