« Nous avons été le lieu de notre propre occasion. »
On rêverait : on ne rentrerait pas, la vacance se prolongerait, les jours raccourcissant sans signifier rien de plus que leur raccourcissement, pas de rentrée ce coup-ci, ni scolaire ni littéraire ni aucun de leurs pesants effets, ni empilement de nouvelles promises lectures ni envahissement des rayonnages par cartables cahiers trousses marqués Potter ou Spiderman, ni rien, rien de neuf, rien que : lire et relire, et découvrir.
Découvrir par exemple les trois livres inauguraux de cette collection singulière, Le Répertoire des îles. Ça date du printemps et le printemps n’est pas si vieux, tempêtera-t-on, brandissant les trois beaux objets. Trois livres arrivés simultanément sur les tables et présentoirs des libraires ouverts, curieux. Curieux livres. Dès la couverture - Lettrages gothiques (police Sabbath Black ; disent-ils, qu’on aura vainement cherché on line, se documentant au passage sur le heavy metal), en défonce blanc fond noir, les objets livre ont une forme commune, font collection. Ils tranchent et c’est peu dire – et ça ne fait pas qu’aider, d’ailleurs, cet audacieux choix de police : j’ai d’abord confondu, accolé les mystères, nommant l’ensemble comme un tout, Le répertoires des îles burozoïques , disais-je – Burozoïque, c’est l’éditeur.
C’est une collection vouée à l’utopie. Consacrée à. Les trois titres en témoignent et constituent une facette, aussi différents que sériés par ce design tranchant. Ils constituent trois gestes, d’une utopie envisagée comme acte.
Joseph Déjacque , avec « L’humanisphère », fonde, en forme de manifeste : « Ce livre n’est point une œuvre littéraire, c’est une œuvre infernale, le cri d’un esclave rebelle. »(…) « Ce livre n’est point écrit avec de l’encre, ses pages ne sont point des feuilles de papier. Ce livre, c’est de l’acier tourné en in-8° et chargé de fulminate d’idées. » Le cri que constitue l’Humanisphère, « utopie anarchique et passionnelle », écrite entre 1858 et 1861 par un Déjacque exilé pour cause de censure gouvernementale, n’a rien perdu de sa vigueur : en 2009, le ragoût d’injustices servi tiède au quotidien renforce cette vive alacrité, la fait nôtre.
« Le répertoire des îles », vol.1, par le collectif ultralab tm, « groupe d’artistes à géométrie variable, (…), formé probablement à Buenos Aires en août 2000 », plus actuel et joueur, dresse un inventaire fabuleux d’îles, envisagées comme lieux d’utopie, nous évoque le Dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel, mais aussi la fiction spéculative « La Base », de Hugues Jallon. Les îles ont pour nom Abrams (qui semble être celle de la série Lost) ; {} (« estimée alternativement en deux endroits très éloignés »), Figa (« soi-disant placée au sud-est de la grande île de Malte, Figa parait faire l’objet d’un pacte tacite entre cartographes visant à l’escamoter de la majorité des répertoires »), Rien (Lîle de, « simple bande de sable de forme circulaire située au sud de l’Islande »).
Et tout simplement, L’ïle, incarnant l’utopie même : « île unique, inconnue et émouvante, jamais localisée. L’île ne doit sa présence dans le répertoire qu’à l’intuition et l’insistance des quelques rares navigateurs de confiance qui pensent pouvoir affirmer l’avoir rencontrée. Eux-mêmes éprouvent à l’évidence une impossibilité à s’exprimer définitivement à ce sujet. Secrète, pudique, imprévisible, elle n’est pas de celles qui se laissent facilement cerner par des mots. »
Enfin, « La Constituante piratesque », de Mathieu Larnaudie, est un long poème en prose, un long rêve hébété (regard embué de vieux rhum), qui s’éploie sans renoncer jamais à son mystère (« Sans doute n’étions-nous pas bavards. »). C’est un récit opaque et doux, de la constitution d’une éphémère république pirate – de vrais pirates, sur un bateau pirate, comme dans les histoires. Le texte, subtilement, évoque, semble patiné par le temps, sans effets ostentatoires. Chant de marins sans chœurs, tissé de couplets hypnotiques, taiseux puis lyriques, où jaillissent des saillies lumineuses :
« L’assemblée est une pratique de l’espace. »
« Nous avons été le lieu de notre propre occasion. »
Par cette triplette inaugurale, la collection commence dense et diverse, en ouvroir. C’est alléchant, c’est ouvert, joueur – les livres, objets tenus en main, continuent d’un peu s’échapper une fois lus, en même temps que font bloc de matière noire, compacte : cette alliance de contraires (bloc silice de fluides fêlures) nous fait un agréable piège : ils continuent de nous faire envie quand on les tient en main, continuent de nous faire envie durant qu’on les lit, continuent de nous faire envie lorsqu’on les ferme, continuent de nous faire envie quand on a lu les trois et reposés sur l’étagère. Hypnotique insatisfaction – force désirante, sans cesse renouvelée, tout simplement. On reprend un peu du Larnaudie pour la route, pour ne pas rentrer mais continuer de se mouvoir, vacant, solide.
« L’abandon est le prétexte à nos œuvres.
Nos œuvres ne sont qu’à devoir être abandonnées.
Nous n’avons pas reconstruit.
Rien ne doit être reconstruit. »