Olivier Hodasava, Je ne suis pas un touriste

Un PechaKucha présenté lors de la soirée La ville, terrain de je/u
Jeudi 21 mars 2013 à 19h30
au Centre Cerise

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Je ne suis pas un touriste


Je ne suis pas un touriste. Mais chaque jour, je voyage.

Chaque jour, je découvre un endroit – Manchester, Las Vegas, Tokyo, Krasnoiarsk, Salem ou Montluçon.

J’avance. J’arpente. J’observe.


Seulement mes pas ne sont pas des pas mais des clics sur une souris.


Je clique. Je clique pour avancer…

Je suis face à un écran.


Cela fait trois ans que j’opère ainsi, trois ans que j’arpente quotidiennement une espèce d’espace, un monde immatériel : celui de Street View, cette application qui permet, à partir d’une adresse, de visualiser un lieu au travers d’images panoramiques.


Et donc. Chaque jour je remets ça.

J’aime le rituel : allumer l’ordinateur, lancer Firefox, ouvrir Google Maps, saisir une destination.

J’aime, dans un premier temps, devoir survoler les lieux que je vais arpenter –comme si je m’apprêtais à atterrir. D’altitude, je repère les quartiers, les axes, les zones… J’opère à la manière d’un général en campagne.

On devine beaucoup à partir d’une image satellite.

On peut assez facilement se faire une idée de ce à quoi ressemble la vie au quotidien à l’échelle d’une rue.

Et quand on se trompe – parce qu’il arrive forcément que les hasards des vies des hommes transforment par exemple des quartiers huppés en zones de non-droit – c’est presque encore mieux.


Je n’ai pas pris l’avion depuis quinze ans mais j’aime l’idée du voyage – j’aime particulièrement l’idée d’un voyage immobile, immatériel, fictif.

J’aime être là où je ne suis pas.


Un voyage de ce genre, c’est fait de peu. C’est artificiel, c’est factice…

Mais étonnamment cela me construit.


J’aime être un voyageur de chambre comme il y a des toreros de salon – des types un peu ridicules, certes, mais toujours follement concernés.

Chaque sortie dans Street View est pour moi une véritable aventure.


Ce qui me frappe aussi, quand j’essaye de prendre du recul, c’est à quel point mon voyage est un voyage dans le temps.


L’univers que je pénètre est une trace photographique du passé. C’est un fantôme : les images que j’explore datent de 2011, 2010… Elles sont même parfois plus anciennes.


Et puis, ce que je prospecte, c’est un temps arrêté, figé presque à tout jamais.

Je peux prendre plusieurs minutes pour réfléchir à mon cadrage.

Je peux revenir même quelques jours plus tard. Rien n’a changé.


Aujourd’hui, je me rends compte que tout cela vient de loin.


Par exemple : quand j’avais une dizaine d’années, j’ai pris une série de photos des paysages urbains que l’on voyait du balcon de l’appartement familial : des immeubles, des villas… Une petite ville de banlieue, sans éclat.

C’était en province.


Ensuite, ces photos, je les ai scotchées en un semblant de panoramique.

Les raccords n’étaient pas parfaits. Mais bon, c’était un reflet de mon monde.


Armé de ce panoramique, les mercredis après-midi, les samedis, je me postais derrière les fenêtres du salon ou bien derrière celle de ma chambre.

Et là, j’attendais qu’il se passe quelque chose.


Quelque chose ça pouvait être deux dames avec des caddies qui discutent sur le trottoir d’en face ou alors une ambulance garée devant un des pavillons qu’on devinait à deux rues de là.

Je répertoriais mes événements dans des carnets. Je leur donnais des numéros et ces numéros je les reportais sur mon panoramique.

J’utilisais des gommettes de couleur.

Je voulais garder des traces.


Et puis il y avait les guides rouges Michelin, ceux de la bibliothèque de mes parents. Ils dataient d’une dizaine d’années déjà.

Les plans qu’ils abritaient étaient obsolètes. Mais à ce moment-là, bien sûr, je ne le voyais pas.

Ce que je voyais, c’était des plans merveilleux – des plans de préfectures, de sous-préfectures, de chefs-lieux de cantons – avec des noms comme Châteaudun, Briey, Langres Mazamet…


Ces plans, je les observais avec minutie.

J’essayais d’en déduire des vies et des villes.

J’essayais d’imaginer les gens qui habitaient là.

J’essayais d’imaginer, fonction des droites et des courbes, à quoi ressemblaient les bâtiments. J’y passais des heures…


Cela fait trois ans que dure cette aventure.

Je ne sais pas quand je m’arrêterai.


Il arrive que mes interlocuteurs se montrent sceptiques quand je leur parle de mon projet. Il arrive qu’ils me prennent pour un geek, ou quelque chose comme ça. Il arrive qu’ils me demandent ce que je cherche – ce que je cherche à prouver.

Voilà, je crois, ce que je peux répondre :


Je cherche les parkings, les no man’s lands, les zones d’activité.

Je cherche le patrimoine industriel : les pipelines, les citernes, les usines, les centrales électriques...

Je cherche les stations essence et les cabines téléphoniques, les boîtes aux

lettres.

Je cherche ce qui est devenu commun au monde entier : les chaises de jardin en plastique aussi bien que les enseignes des multinationales omniprésentes.


Je cherche les éléments de signalisation, les panneaux, les feux, les marquages au sol.

Je cherche les tas de gravats, les sacs poubelles, les containers à ordures, les décharges improvisées, les objets – télés ou canapés... – abandonnés à la rue.

Je cherche les caddies, les fauteuils roulants... toutes ces choses qui apparaissent parfois dans un paysage et qui sont suffisamment “atypiques” pour être remarquées.


Je cherche les envols d’oiseaux, les traînées de condensations qui balafrent le ciel, les avions qui décollent ou atterrissent.

Je cherche les jours de pluie, les couchers de soleil et les rares visions crépusculaires.


Je cherche les lieux photographiés par d’autres – pour confronter mon regard au leur, pour voir les marques du passage du temps et ce qu’elles signifient.


Je cherche à imaginer des vies qui ne sont pas la mienne à partir de bribes grappillées forcément dérisoires.

J’avance dans une rue, je croise des individus dont je ne sais rien. J’essaye de tracer des vecteurs entre eux, des flèches : j’imagine des amitiés possibles, des relations de voisinage. Et ce que ça implique aussi, une relation de voisinage, quand on habite un bourg perdu proche du cercle arctique ou une banlieue quelque part dans le Montana.


Je cherche l’instant de grâce, celui dont rêve tout photographe : celui où s’allient pour faire une image, lumière, cadre et action.

Je cherche à me confronter aux limites d’un appareil formel contraignant.


Je fais avec cette caméra de peu, de beaucoup : StreetView – des déformations, des objectifs inchangeables, des flous de masquage, des limites de résolution.


Je fais avec les vides et les pleins que cela implique. Avec la frustration de savoir que je rate parfois de quelques centimètres à peine le sublime parce qu’il est impossible de se glisser dans les interstices entre deux images.

C’est une frustration en fait, mais aussi un plaisir – un plaisir immense.


Les images présentées ici ont été prises cette année – et dans l’ordre à… Seoul, Kosice, St-Louis, Daugavpils, Ostende, Azay-le-Rideau, Pantin, Porto Alegre, Mulhouse, Flagstaff, Plaisir, Tucson, Valparaiso, Detroit, Kazan et Los Angeles.

25 septembre 2013
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