Outrageusement littéraire


Une étude sur le travail littéraire de Jean-Paul Goux par François Bon (texte publié dans la revue Recueil en 1994)


C’est l’écriture qui fait accéder àl’existence le monde de la fiction ; qu’elle cesse de le soutenir et il retombe au néant.

Dans son essai sur Gracq, on dirait que Goux cherche délibérément àmettre au jour et àvisualiser, plutôt que ce qui décrirait Au Château d’Argol, la faille qui serait son chemin propre, le haut fil d’une tentative : àchaque livre rejoué, le risque de ce néant, repoussant arrière de la fiction son illusion de réel pour imposer comme seul monde au livre ses propres nappes d’écriture : l’impossibilité de lire cette fiction au niveau du référent conduit àla lire comme une machine outrageusement littéraire. Généalogie partout rêveuse du texte qui fait citer, par exemple, en épigraphe àces Jardins de Morgante, comme appartenant au Tasse, une phrase de Rousseau.

La rigueur est mal portée quand le critère du publicisme est de distraire ou de plaire, et on contraint àune existence de samizdat les textes de qui ne concède pas de réduire la littérature àson agrément ; qu’on compare, juste pour quelques livres écrits en liaison directe avec un séjour àla Villa Médicis, la place faite àce qui flatte, et le chemin qu’ont dà» se frayer Les jardins de Morgante. Plutôt revendiquer pour nous l’espace asocial et vraiment d’anarchie où écrire s’oppose àleur monde et l’ignore, mais cette remarque pour souligner ce qu’il y a de désormais presque incongru ànoter le simple travail en nous-mêmes d’exigences qui, au travers du bloc compact et des marbrures des livres de Jean-Paul Goux, sa constante percussion sur une donne inchangée depuis Le montreur d’ombres, semblent, àchaque livre, un travail de déblai et d’éviction, l’affinement violent de soi en s’exposant àce qu’outrepasse de soi-même la loi autonome du livre, et àchercher ici, dans le tâtonnement livré d’une oeuvre qui se construit, ce qui dialogue avec chacun nos propres impossibilités.

Le départ d’un personnage fictif n’a d’autre but que de représenter avec l’absence de solution àl’énigme, l’absence d’une signification finale vers laquelle s’acheminerait tout le texte : un tel principe, exprimé àla fin de l’essai sur Gracq, pourrait bien expliquer le mépris du tribunal médiatique, et le choix consensuel de s’en tenir, pour de tels livres, àl’ignorance tranquille, réitérée. Ecrire seulement oblige chacun àl’invention de cette faille qui permet de réinstaurer, dans le paysage pourtant suffisant d’un monde de lecteur, une singularité capable de devenir principe de l’autoexpansion de l’oeuvre ; il y a un premier travail àfaire, d’inventaire, àpartir duquel s’organise, en lente médiation ou brusque saut, la renverse ou le contournement par l’oeuvre des intentions même de son auteur. Tous les comportements sont légitimes, si c’est le texte qui les fonde ; ici par exemple dans ce conflit du lyrisme et du fictif lentement recouvrant la totalité du texte, par cette fausse incrustation d’une phrase tellement reconnaissable dans une forme établie ou convenue de fiction, qui craque alors de partout dans le déplacement obligé, pour nous laisser face àces objets si magnifiquement atypiques. La fable rémanente, ou récurrente, poussée àson terme dans Les jardins de Morgante puisque recouvrant alors la tentative même du livre, serait chaque fois pour Jean-Paul Goux de se confronter àson propre itinéraire comme àun inconnu qui lui préexisterait, àredécouvrir par l’écriture, comme on redécouvrirait par lavage une fresque disparue. Et comme on ouvrirait un chantier archéologique où les découvertes (l’escalier, l’architecture, les livres de Morgante) compteraient moins que le mouvement même qui en suscite la nostalgie, puisque sa fable des bulldozers affleure àpeine dans la fiction et ne cherche pas àêtre crédible, il écarte chaque fois tout registre trop défini pour réussir àimposer dès qu’on entre dans le livre un objet fictif bien plus élaboré : ses quatre narrateurs cherchent moins àinventorier les objets de Morgante que cette nostalgie d’une perte qui leur préexiste et ne peut se compenser du sauvetage même àquoi, selon la fiction du livre, ils procèdent ; l’écriture même du livre ne sauve pas celui qui y entre, mais le repousse plus loin dans ce sentiment de manque, faisant ici thème fictionnel, contre son propre thème, de cette impossibilité de sauvetage.


Le Triomphe du temps
resterait peut-être le livre-emblème de cette recherche : cette absence de signification finale portée justement àson plus haut travail de signification, qui s’y éprouve àchaque pan de texte aux référents qu’on dirait le plus chargés de signification préétablie pour procéder - derrière la description qui insère dans le livre l’inscription spéculaire de son travail : le Saint Augustin de Carpaccio - àcet effritement du sens, mais porté dans la peau politique du temps, où il est le plus rigide. Et donc, àégalité du musée automobile des Schlumpf, patrons lorrains, l’héritage littéraire comme on mettrait devant sa porte des cartons de déménagement : ce n’est pas du pastiche, parce que la loi d’intégration au mouvement continu du texte les domine toujours, mais on va si loin dans l’affrontement de la littérature reçue, celle qui nous fait voir et nous permet de rester sujet dans le conflit avec le monde, que celle-ci n’est plus une "influence" mais surgit làcomme autant de singularités irréductibles et rocailleuses, Claude Simon : et les silences surtout, les visages fermés, figés comme si en effet ils savaient (eux les ouvriers) tout cela depuis bien longtemps, non pas le savaient mais s’en doutaient, comme aussi bien Saint-John Perse dans La fable des jours : comme on se lève en lisant àvoix haute ces longs poèmes qui mêlent les vents, les cavaliers, les bronzes d’anciens bijoux et les prêtresses !

Mais tout cela repris dans la pâte même du texte en son front d’avancement, et comme dans la perpétuelle scène de description de tableaux (comme si la réalité ne pouvait accéder au livre que dans l’élan où il est de sa description des toiles, une mise àdistance et un encadrement, une immobilité préexistante), renvoyé àla seule décision de phrase dans son avance irréversible : qu’ils lui donnaient donc l’impression d’être une greffe mal implantée sur un organisme étranger et qui ne reprendra jamais, ce qui fait par exemple qu’il ne peut rencontrer un simple : "Bien des années plus tard..." sans songer aussitôt àCent ans de solitude, rencontrer : "Très chère..." ou : "...avec un air de hauteur" sans songer àNiembsch, "Quand je reviens par la pensée..." sans songer au Rivage des Syrtes, ou bien : "Du reste..." sans songer àProust etc.

L’oeuvre, dans son travail de ne pas éviter l’affrontement des significations pour se mettre àl’épreuve d’une eschatologie négative, marche par plaques où chaque fois elle rejoue totalement sa conception d’elle-même : dans La fable des jours, la mise en scène àfins destructrices de l’autocomplaisance dans la part autobiographique du dire passe par la mise en dire de l’autocomplaisance elle-même. Les strictes contraintes du Triomphe empêchaient l’émergence d’une position sujet moins forte que les référents mis en oeuvre ; pourtant, le seul fait que cet échec travaille le livre dès son incipit, par le seul posé d’une polyphonie triangulaire qui laisse assez de vide pour ne jamais figer ce mot cortège qui ouvre le livre, permet àLa fable d’être un travail d’une seule filée, et d’introduire après Le triomphe cette possibilité de jet acide, transperçant les plaques de texte pour qu’émerge la possibilité de sujet. Lamentations des ténèbres et Mémoires de l’enclave seraient alors, fictivement, deux volets complémentaires et artificiellement dissociés du même travail prolongé : les dures plaques signifiantes d’un côté, la renverse en travail du sujet de l’autre. La manière dont Les jardins de Morgante refixe en perspective droite les sept livres de Goux rend difficile de ne pas joindre les deux qui précèdent en une même double figure complémentaire et indissociable ; rien dans Mémoires de l’enclave n’est en-deça des rhétoriques et de la violence signifiante des romans : Je sais bien mal ménager dans ma chronique les "effets de récit" qui la rendraient attrayante. Même dans l’incroyable et si dur chapitre consacré àChristian Corouge (La douleur que tu peux avoir dans les mains... Moi j’ai peur, toujours peur... ) c’est le creusement d’un impossible portrait de soi qui fait la pâte acide du texte, comme, même parlant de Peugeot, sa force onirique ("La Bastille" : J’ai regardé longtemps cette étrange façade). Et de laisser paraître, en sa face inverse, ces Lamentations comme une immense conjuration, l’entreprise d’un exorcisme dont la nécessité relève des lois silencieuses d’une initiation au chemin opaque, pas moins obligé. Expérience dans l’écriture et close en elle-même, c’est Morgante, cinq ans après, par une réussite presque pacifiée, qui donnerait négativement l’image exacte du travail auquel ont procédé les Lamentations, suscitant un gouffre et y rehissant lentement Morgante au jour, depuis la seule loi ouverte de la langue et les immenses déploiements en nappes d’une grammaire làvraiment générative (àquoi correspond dans le mystère biographique de s’être formé non pas aux lettres, ni aux sciences ou àla médecine, mais àla "grammaire" ?).

Il importait qu’un récit nous montrât que les seuls plaisirs littéraires sont des plaisirs de la langue en transférant àla phrase les fonctions dévolues àla narration, dit Jean-Paul Goux en conclusion de l’essai sur Gracq, exactement donc entre La fable et les Lamentations : comme s’il lui avait fallu tout un livre pour faire l’expérience des limites de sa proposition ; on pourrait trouver dans le fonctionnement même des fictions de Gracq et ce qu’il y a d’autonome dans la "fonction dévolue àleurs narrations", de quoi l’invalider de la même façon que Morgante (le racontait-il qui l’ouvre et le clôt désignant toujours l’extériorité d’un référent illusoire) la démentit.

Dans ce dernier livre, les quatre narrateurs se nomment et s’emboîtent, dynamisant le jeu de plaques toujours laminant une même énigme centrale, et préservant soigneusement une légère frange d’indétermination où c’est alors l’objet même du récit qui repasse en avant de ces narrateurs chacun parlant tour àtour pour un des trois autres : il lui semblait àelle, Maren, avait-elle raconté beaucoup plus tard, racontait-il... Laissant donc largement respirer le texte par l’identification de ses locuteurs, mais, par ce jeu léger de flous, et ce qu’il permet de voix soudain en rupture, plus âpres mais dans le même flux toujours du texte, déplaçant formellement la convention encore largement inexplorée ouverte par les grandes inventions d’Absalon, Absalon ! L’audace de Goux est de ne pas chercher àvalider la légitimité même de son enquête ou de sa forme narrative ; d’emblée, les quatre noms : Chaunes, Thubert, Maren, Wilhem participent de cet outrageusement littéraire, mais d’emblée aussi ils ne sont chacun que la voix purement allégorique de leur analogon narratif. Morgante vient malgré ce Wilhem en opposition àl’image goethéenne du Tasse, mais son grand modèle est le chassé-croisé dans les jardins toujours refaits et le trouble de liaisons làd’autant plus dangereuses qu’en champ clos et sur fond de telle rigueur, des Affinités électives. De même que dans Proust c’est par Elstir, Bergotte et Vinteuil qu’on dresse les trois machines de cette saisie en miroir où commencera La Recherche, de même ici chacun des narrateurs représentera une incursion àpartir d’une technique -jardin, architecture, photographie et bibliothèque- fondus dans ce qui reste de Morgante, comme Goux les a toujours fondus dans ses livres précédents, faisant son matériau même de cette analogie résistante, comme àla fois l’obstacle matériel et àla fois l’aliment même, matériel et formel du texte décrivant sans repos, pour se faire lui-même, sa propre avancée. Le recours au dispositif narratif de personnages àeffet de réel redonne donc encore au texte son aliment dans le fil rigoureux des livres précédents : le mystère même du geste d’écrire, dans sa conception aussi matérielle que celle de peindre, sans rien qui, dans l’archéologie du domaine de Morgante, ses livres et tableaux comme sa tour, ses couloirs et ses jardins, n’outrepasse ce que recelait le Saint Augustin de Carpaccio, tel que décrit dans l’ouverture du Triomphe. Tout ce qui tente d’échapper àla loi de la phrase pour se soumettre aux lois de la représentation est aussitôt redécomporedécomposé, laissant juste après lui une sorte d’effet lointain, comme àces villes en détails et transparences, quasi abstraites, dans les tableaux du Quattrocento auxquels toujours revient Jean-Paul Goux.

Mais on n’entretient pas avec une telle intelligence de moyens une telle incrédibilité de fable : le récit a beau détruire lui-même àtout instant ce qui pourrait le confondre avec son objet de fiction, la phrase est si puissante, si forte, si partout lumineuse que la totalité des moyens de fiction lui est partout permise, qu’on suit l’"effet de récit" quand il se présente (et partout, comme une vie souterraine et palpable du texte, concrète) aussi facilement que cette phrase, àforce de négatives désarmant sa métaphore, absorbe la réalité qu’elle désigne : car le moins singulier, dans cet escalier, racontait-elle, n’était pas qu’il surgissait de la masse du bois comme une germination minérale et fortuite : nulle allée et nul terre-plein, pas même un modeste dégagement en demi-cercle ne l’annonçait... Et l’élan étant ainsi donné àdix pages d’un texte stupéfiant sur les techniques anciennes de construction d’escaliers, vient l’étonnement de le recevoir avec autant d’évidence comme nous concernant au plus près dans cette énigme du travail d’écrire et de la conquête dans le noir de la forme d’un livre : maquettes compliquées d’escaliers très savants, qui paraissent défier les lois de la statique, où les limons sont suspendus sur le vide, sur des voà»tes en encorbellement, grâce au calcul précis des actions réciproques des voussoirs des voà»tes biaises sur lesquels reposent ces limons... celui qu’il préférait était entièrement noir, taillé dans l’ébène, comme ces petits temples àfrontons qui ornent les cabinets àtiroirs de l’âge baroque, il était cylindrique, en vis...

Non pas donc, dans ces livres, la phrase contre la fable, mais l’une par l’autre dans leur distension réciproque. Et le pas supplémentaire de Morgante comme une dislocation réimposée du sujet après Lamentations, pour procéder dans cette masse àun creusement par ces analogons, mot barbare, mais pour tenter de dire que ces voix ne sont pas celles d’un photographe ou une architecte, mais pas non plus une suite de discours sur la photographie ou l’architecture, et plutôt pour chaque voix ce qui pourrait être une pragmatique d’atelier : décrivant non pas une variation de lumières dans un jardin, mais des photographies de ces variations, l’enjeu de la phrase est partout double. Médiation renvoyant l’image àce qu’elle n’est pas le réel mais discours de sa représentation, et négation de cette médiation puisqu’on la confie àun autre mode d’appréhension du réel, renvoyant le discours sur ses lois de représentation, pour qu’en miroir revienne àla surface des mots, plus pure, cette image. Compte, plus que lui-même qui s’y abolit en fait, que le procédé soit làpoussé àbout par le champ clos de sa fiction (comme son référent reconnaissable et oublié, la Villa Médicis, y oblige par la rugosité, les frottements de son enfermement, ici doublement puisque le livre n’a été écrit que dans le souvenir d’un séjour). Comptent moins donc ces photographies même que l’impossibilité d’un discours sur elles de celui qui les a captées : que l’éclairage du sous-bois, àcette place qu’ils occupaient maintenant, avait été subtilement modifié, comme si le soleil un moment voilé par des nuages était brusquement réapparu, avec cette seule différence, éminemment troublante, que le soleil n’avait jamais cessé d’être visible, en sorte qu’il fallait penser plutôt que l’invisible main d’un hypothétique machiniste venait comme au théâtre d’allumer un projecteur supplémentaire en le dirigeant vers cet endroit précisément où ils étaient ... Face aux trois discours superposés de ceux qui lisent le travail du photographe, comme àson tour le photographe décrira ce qui ne lui est pas accessible, le contact physique de la terre où Chaunes est privé de parole, dans un jeu où ne subsisterait que l’incessant vertige, par le seul mot-lien, répété, qu’est l’adjectif troublante. Par ce vertige seul on assurerait ce qui décide du conflit, la seule réussite littéraire, une poétique : Et l’image de cette vieille allée laissée àelle-même depuis des lustres, dont le chemin avait complètement disparu sous les arbres mêmes qu’elle avait engendrés, mais qui pourtant avait conservé des traces du dessein qui l’avait fait concevoir et qui avait été si fort qu’il dominait encore le désordre du bois, cette image était si troublante, si bouleversante qu’il n’eà»t guère été étonné au fond si Chaunes, une nouvelle fois arrêté et accroupi, grattant de nouveau la terre...

Procédé d’analogons en miroirs qui cesse donc devant la loi rythmique de la prose, mais qui se maintient dans son conflit puisque c’est cela qui est génératif et qui n’autorise la réussite de la phrase, sans rien pouvoir se permettre de travers sur des fils si tendus, qu’àla condition de trouver son plein accomplissement en tant qu’objet quand même de fiction : on entre dans une autre sphère fascinante du livre, construction par percussion réitérée sur une boucle sans cesse rétrécissante (par quoi les maquettes d’escalier rejoignent le mouvement même du livre qu’elles participent àconstruire), où, selon la même loi gracquienne d’une forme traditionnelle héritée et disloquée du fantastique, on passe du jardin aux façades, et toujours dans cette proximité donc troublante de l’attouchement des corps et des choses dites, aux architectures des couloirs et des chambres avant de pénétrer au coeur du livre où, juste avant sa fin, il semble ouvrir sur des domaines étranges et inconnus, fascinant d’autant plus qu’il ne fait alors que les rêver (oui, vraiment, un livre dans le rêve). C’est la figure du Tasse qui est l’objet central du livre, mais un Tasse qui redouble alors la fascination, d’abord de ce qu’il n’est pas, lui le poète, analogon comme les quatre narrateurs architectes, jardinier, photographe et philosophe, mais leur but et la totalité qui àla fois les recouvre et les détruit. Fascination de ce mouvement lent, machine complexe de rapports de folie décalés, où le livre ne monte que lentement vers la folie du Tasse, la première image pourtant qui nous en reste depuis Goethe et Baudelaire (Le poète au cachot, débraillé, maladif...). La folie donc, posée dès la première page du livre mais àtravers la question de la parole chez Wilhem, puis remontant lentement et imprégnant la surface narrative par la tension des rapports de Wilhem et de Chaunes tandis qu’est décrit, par cette fabuleuse biographie imaginaire de Morgante, décalque du Tasse, l’univers fascinant de ces écrivains pluriels, symphoniques. La folie donc, dans son rapport àla gloire et au pouvoir, serait la vraie dynamique osuterraine de ces jardins et ces salles, de la bibliothèque qu’un fantasme laisse sans visite depuis deux siècles, morte sauf précisément la masse de gloses et d’éditions consacrées àMorgante lui-même. Mais la perfection de la reconstruction totale de cette sphère où tout s’amincit, s’affine tant, que la folie alors peut en entier s’en saisir : les tableaux, imaginaires ou pas, des textes disparus comme ce fragment d’Euripide créant donc illusion de réel pour l’imaginaire transporté (et croyez que ça marche), pour encore renvoyer àla loi hautaine du seul livre qu’on lit : si le trait commun entre ces textes que Morgante avait rassemblés ce n’était pas que chacun d’eux offrît une description d’oeuvre d’art ou àl’inverse constituât la source d’inspiration d’une oeuvre d’art, annulant ainsi la construction des analogies dans la seule figure, toujours, du geste d’écrire face au mystère que lui-même suscite, et n’a loi et force que dans le monde, par la représentation qu’il est encore forcé d’en mettre en branle.

Comment conjurer la fascination qui nous lie àtel ou tel livre... seul importe qu’il nous paraisse poser des questions que nous ne pouvons pas éluder : c’est l’ouverture des Leçons d’Argol, et sans doute la clé de l’énigme par quoi le fil rigoureux tendu depuis treize ans par Jean-Paul Goux, la difficulté même d’accès qu’il nous présente, nous impose une lecture qui met en question son propre geste et interdit de projeter selon les critères du commerce la stature d’une telle prose dans la seule sphère des pratiques dites culturelles. Cette rigueur même est ce qui nous concerne le plus, et la meilleure part, peut-être, d’un réciproque apport ; il n’y aurait rien de si subversif aujourd’hui que de restaurer ensemble une écoute. Au début de son essai Les leçons d’Argol, Goux en reprend la proclamation : on comprend la médiocre aptitude de ce récit àêtre mis entre toutes les mains  ; cette phrase de Gracq, qui, en-tête d’un roman àvisée fantastique, participe de l’effet de récit, est fausse en profondeur : le meilleur agrément de la littérature, làoù elle nous absorbe avec le plus de facilité, c’est justement làoù elle n’évite pas le conflit du sens, ne plie pas devant la complexité du beau. A continuer de porter avec une telle obstination le sac de pierres que sont ses exigences, par sa rigueur même, Goux s’expose àl’ignorance méprisante des tribunaux séculiers : on la leur rendra.

François Bon
30 mars 1997
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