Pierre Guyotat, « Une odyssée poétique », à propos de Coma

Bertrand Leclair est l’auteur du remarqué Verticalités de la littérature paru récemment aux éditions Champ Vallon.
On lira aussi Séparation, paru dans le numéro d’automne 2005 de la revue et un ensemble autour de Théorie de la déroute.


Coma se lit d’une traite, comme une relation de voyage aux confins du monde raisonnable - voyage hypnotique dans le sommeil paradoxal et la profondeur du geste de création. Texte autobiographique, écrit en marge de l’œuvre ouverte par Tombeau pour cinq cent mille soldats en 1967, et à laquelle Progénitures, publié en 2000, a donné une nouvelle dimension par le recours au verset, Coma peut se lire comme le témoignage d’une traversée douloureuse vers un inaccessible au-delà du corps individuel, mais aussi comme l’odyssée poétique d’une écriture qui réclame ses livres de chair pour s’incarner en verbe.

Si la médecine en a fait un « état pathologique, caractérisé par une perte de conscience, de sensibilité et de motilité », l’origine grecque du mot « coma » renvoie au sommeil profond. Écrit en « langue normative » comme le dit l’auteur (et donc plus proche des livres d’origine orale qu’il a publiés ces dernières années, comme Explications ou Musiques, que de l’œuvre en cours, où la langue est au travail jusqu’en ses déformations ritualisées), le nouveau livre de Pierre Guyotat recoupe par son titre les deux définitions. Le récit aboutit effectivement à une hospitalisation, à l’hiver 1981-1982, consécutive à « une crise qui m’avait amené au bord de la mort », écrit l’auteur, tombé dans le coma alors qu’il pesait moins de la moitié de son poids normal ; il est aussi le récit d’une longue errance aux confins de la réalité dans un état proche du sommeil profond, celui du rêve ou de l’hypnose, un sommeil de la raison où peuvent surgir les figures de maîtres et d’esclaves qui peuplent ses livres et s’y déploient dans un monde autonome, habitant l’envers ou l’inconscient des représentations communes : la traversée que raconte Coma, jusque dans sa dimension orphique, est à proprement parler poétique.
À la marge de l’œuvre elle-même, Coma éclaire les parages de ce « sommeil profond » hanté par une utopie : celle qui voudrait voir le corps, celui qui au fil des pages s’amaigrit, s’estompe, s’efface, passer chair et sang dans l’écriture, à travers l’œuvre de fiction peuplée de figures qui « naissent de ma langue, de ce rythme, dans son bain ». « Comment un médecin même savant pourrait-il comprendre que mon épuisement ne procède que d’une torture d’ordre artistique ? » À la façon d’un récit de voyage aux paradis artificiels, cette descente aux enfers se redouble, dans le même mouvement exactement qu’elle se produit, du plaisir vertigineux de l’oubli de soi dans la langue de tous, et de la quête impossible d’une transmutation, voire d’une transsubstantiation dans l’écriture. C’est bien pourquoi, et quitte à bousculer sans fausse modestie les canons contemporains de l’exposition de soi (« Je ne me suis toujours ressenti, pensé, qu’en tant que médium, intermédiaire, messager »), il insiste beaucoup sur le caractère intrinsèquement empathique de son geste d’écrivain : « l’empathie qui me gouverne, et contre laquelle j’oppose avec peine, depuis l’enfance, ma raison » ; « Je ne suis bien que lorsque je ne suis que ce qui est nécessaire pour être l’autre ».
Alors, serait-ce par instants, écrire peut viser à « échapper même à la sensation de la mort ». Évoquant son œuvre, en particulier l’écriture du Livre alors en cours, mais aussi le vaste chantier qui, trente ans plus tard, n’a pas encore abouti à une publication en volume de Samora Mâchel (« Samora Mâchel, c’est alors le nom du chef révolutionnaire du Mozambique. Ce nom, pourquoi m’est-il venu dans la gorge et sous les doigts ? Parce que Samora, c’est le buste en avant, les fesses en arrière, et Mâchel, les cheveux de fille, sous lesquels on mâche du verbe et de la semence, et d’autres non-sens »), l’auteur tâche aussi d’arracher son œuvre à une perception commune qui l’arrime souvent, du côté de Sade, à sa dimension monstrueuse (« La comédie est ma vraie nature ; pour le comprendre, il faut avoir passé l’effarement devant mes monstres, et trop peu encore atteignent tout juste cet effarement »).
Parsemé de scènes d’enfance comme autant de balises (la figure de la mère tôt disparue est ici primordiale), évoquant un interrogatoire subi en Algérie, en 1962, une tante revenue de Ravensbrück ou encore un déjeuner avec Leiris et Jean Rouch au musée de l’Homme, le récit est d’abord celui d’une dépression commune, dont l’auteur ne se relèvera que pour mieux s’enfoncer dans la dépendance à l’écriture et au Compralgyl, tandis qu’il lui est de plus en plus pénible d’ingérer la moindre nourriture. Il tente de dissimuler son état, mais bientôt la « voix se fait lente, basse, et le bégaiement de l’enfance revient en force ». Entrer dans le moindre magasin devient une épreuve qu’il faut longuement préparer pour que les quelques mots indispensables puissent passer la barrière des dents : il faut d’abord « répéter ces paroles à plusieurs reprises, placer de telle façon ma main sur le comptoir pour appuyer l’émission de la phrase ; placer mon pied sur le sol pour exister, apparaître comme autre chose qu’un fantôme ». Il en vient, écrivant, à s’attacher avec « des ceinturons pour me maintenir à l’état de veille, à ma table de travail ». Grabataire ? Le mot, employé par un ami sidéré de le trouver dans cet état, « me perce d’autant que, dans mes séquences, le "grabat" désigne la couche de mes figures asservies et joyeuses ». Car l’obsession, toujours, reste de se mettre au service de cette « force supérieure qui est le rythme primordial, préexistant (c’est le rythme qui crée le monde) » - l’auteur prenant soin de se démarquer pour autant de toute obédience religieuse quand « la foi religieuse a réduit "Dieu" à des limites humaines. Les religions du Livre et l’athéisme réduisent « Dieu » aux seules limites humaines. »
Si cette dimension reste toujours souterraine, le lecteur peut difficilement ne pas prêter une portée politique à Coma. Non seulement parce que cette longue dérive en camping-car succède à la brutale interdiction de Eden Eden Eden, censuré à sa parution malgré les préfaces préventives de Barthes, Leiris et Sollers, mais aussi parce qu’elle se déroule durant les années qui furent celles d’un retournement idéologique général dont la brutalité a peu d’équivalents : c’est à la fin 1981 qu’il côtoie la mort, et cette date est proche, d’une part, de l’arrivée au pouvoir de la gauche qui clôt définitivement les années d’effervescence révolutionnaire, et, d’autre part, de la publication (par exemple) de Femmes, de Philippe Sollers, dont Guyotat fut proche un temps, et qui marque un tournant dans la vie intellectuelle française. Les années 70 sont celles, âpres et rugueuses comme une réalité blessante, du repli général des utopies. Le monde de la communication, qui réduit la langue à la transparence des utilités, est un monde dans lequel « les idéologues eux-mêmes [...] ne traitent plus de l’être mais de la société dans laquelle les êtres doivent se débrouiller. Le faire n’est pas moins oublié. Il semblerait que ce qui compte c’est seulement les mots par lesquels chacun manifeste qu’il ne veut plus même approcher de l’être ni du faire ».
Les nombreuses illustrations du livre (un jeune déporté libéré, une publicité pour « La France d’Outre-Mer » ...), dans cette collection dont le principe est le mariage du texte autobiographique et de l’image, accentuent discrètement cette veine politique. Au bout du compte, on pourrait dire que l’ensemble permet d’entendre aussi, dans le titre, l’homonyme comma dont l’origine étymologique renvoie au grec komma , « membre de phrase », et désigne un intervalle musical, celui qui sépare deux notes enharmoniques mais que l’oreille n’est pas susceptible d’entendre (entre le do dièse et le ré bémol, par exemple). Coma est une respiration importante dans l’œuvre en cours, le signe de son évolution et de son ouverture : il désigne au fond tout ce qui sépare l’univers du Livre, paru en 1984, de celui qui se déploie, en versets aériens, dans Progénitures, publié seize ans plus tard.

Bertrand Leclair.

29 juin 2006
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