Quatrième atelier àla Maison de Balzac


1. COMPTE-RENDU

2. PRESTIDIGITATION

3. TRAVAIL DE TRANSPOSITION



1. COMPTE-RENDU

Où l’on voit Schmucke, « appartenant tout entier àla musique, compositeur pour lui-même », regarder la collection de son ami Pons avec aussi peu d’intérêt qu’un « poisson, qui aurait reçu un billet d’invitation, regarderait une exposition de fleurs au Luxembourg ». Cette image stupéfiante se trouve au cÅ“ur du passage que nous lit avec conviction Lila Gion, élève du Conservatoire d’art dramatique du XVIe arrondissement, en ouverture de l’atelier. Après avoir subi les pires avanies chez ses cousins Camusot de Marville, Pons rentre dîner chez lui, rue de Normandie, dans le Marais de Paris. Balzac nous présente l’immeuble, le couple de portiers destinés àjouer un rôle déterminant sous leur apparence pittoresque, et nous fait pénétrer dans l’intérieur des deux amis - en jouant sur ce mot intérieur qui prend toute sa dimension lorsque Schmucke, essayant de consoler Pons, lui peint Paris comme étant « une tempête perpétuelle, les hommes et les femmes y étaient emportés par un mouvement de valse furieuse, et il ne fallait rien demander au monde, qui ne regarde qu’àl’extérieur, et bas ad l’indérière, dit-il » avec son accent germanique. Les deux amis se tiennent alors les mains, bientôt pris d’un « mouvement où l’âme se communiquait tout entière » : dans les profondeurs de l’intériorité.
Le texte lui-même est pris d’un mouvement somptueux, où l’on voit peu àpeu la portière, Mme Cibot, montrer plusieurs faces : elle s’occupe du ménage des deux amis comme une « bonne mère », mais ne tarde pas àlaisser la mauvaise mère poindre dans ses actes... Le fait est qu’elle est dévorée par l’envie, et le jeu sur le signifiant n’est pas anodin quand Balzac annonce : « car madame Cibot prodiguait les N dans son langage. Elle disait àson mari : tu n’es n’un amour !  » Grand jeu de la haine et de l’amour... Notons encore ceci qui va dans le même sens, pour le plaisir du texte : nous découvrons son statut d’ancienne écaillère au Cadran bleu, l’écaillère c’est-à-dire celle qui sait parfaitement ouvrir les huîtres àla pointe du couteau, deux lignes après que son mari a été décrit comme ayant cinquante-huit ans, « c’est le plus bel âge des portiers ; ils sont faits àleur loge, la loge est devenue pour eux ce qu’est l’écaille pour les huîtres ». Autant dire qu’il devrait se méfier...


2. PRESTIDIGITATION

Nous revenons cependant àla citation merveilleuse et saugrenue du poisson invité àune exposition de fleurs. En terme de fabrication, nous sommes ici àun point clé du livre : ce dernier, qui aurait pu s’intituler « les deux amis », raconte une amitié littéralement extraordinaire, en appelant volontiers pour la décrire au vocabulaire amoureux ; on vient de voir les deux amis communier d’une âme àl’autre en se tenant les mains ; ils vivent ensemble - et pourtant, l’intrigue nécessite, et c’est impératif, que Schmucke ignore tout en matière d’objets d’art et de collection : il le faut, pour qu’il puisse être, àla fin de l’histoire, manipulé et dépouillé par les requins qui environnent les deux musiciens. Comment concilier une telle proximité dans l’amitié et une telle différence entre les deux hommes, Schmucke ne partageant donc rien de la passion existentielle, fondamentale, de Pons ?
Animée par la présence dans l’atelier de la spécialiste de l’œuvre de Balzac qu’est Brigitte Méra, la discussion nous permet de passer et repasser du commentaire sur le texte au commentaire depuis sa fabrication, ce qui est l’un des enjeux de cette résidence. En tant que romancier, je tiens en effet que cette image foudroyante est placée làpour faire décoller le lecteur pendant que passe discrètement une information indispensable qui aurait pu l’arrêter (comment ? non seulement il ne partage pas la passion de son ami, mais il n’y connaît rien àce point ? n’est-ce pas étrange ?!), une information qu’il enregistre et admet sans même la voir. Il la voit d’autant moins que Balzac, quelques lignes plus bas, fait avant d’y revenir un long détour très explicatif sur une horloge en ébène datant de la première et meilleure période de Boule. Il travaille ici et magistralement en prestidigitateur : vous voyez tout, vous ne voyez rien, et plutôt que d’éviter la difficulté, il enfonce brutalement le clou dans le même temps qu’il délivre cette image si puissante et détonnante que le lecteur n’a d’yeux que pour elle. En terme de mécanique romanesque, c’est du très grand art. Ou comment réussir àfaire passer la pilule du vraisemblable nécessaire au suspens sans entraver la vérité d’une amitié merveilleuse.


3. TRAVAIL DE TRANSPOSITION

On revient d’abord sur le monde de bourgeois parvenus où Pons joue les pique-assiettes. L’univers médiatique àla lisière du politique où frayent les Popinot et autres Cardot se précise, mais je contredis ma proposition de la semaine précédente : le président Camusot lui-même, quoique fréquentant ce milieu pour des raisons familiales, un milieu où il fait figure, non pas de pauvre, mais de moins aisé que les autres, pourrait très bien rester magistrat. Il lui faudrait être au siège : procureur, rendant ses arrêts comme des services, et pourquoi pas au parquet de Nanterre, exemple qui ne doit rien au hasard. Façon d’amener une actualité récente en sous-main dans le grand jeu balzacien...
On revient aussi sur Schmucke. Si l’on a parlé la semaine dernière de lui attribuer une origine russe (la musique, l’âme slave), plusieurs participants disent pourtant leur attachement àune histoire québécoise, avec l’invention langagière qu’elle permettrait, tandis qu’elle ouvre aussi la possibilité de travailler l’histoire mouvementée des Québécois durant les années 60 ; on sait l’importance de la musique et de la chanson dans cette histoire.
Enfin, on s’interroge sur le lieu où habitent les deux amis. Pour mille raisons évidentes, ce ne peut plus être le Marais, àParis, qui n’a plus rien d’un village (quand, dans le Cousin Pons, et àl’exception des deux musiciens, tous les protagonistes de l’intrigue résidant au Marais n’en sortent jamais, àla manière d’un village fort de son prêtre, son médecin, son homme de loi, sa voyante...). J’évoque les quartiers de Belleville ou Ménilmontant, ouverture aussi sur une dimension cosmopolite de la vie parisienne contemporaine. On parle encore de la Butte-aux-Cailles, dans le XIIIe arrondissement. Mais l’hypothèse de les situer juste de l’autre côté du périphérique, àproximité d’un métro en bout de ligne - et par exemple àIssy-les-Moulineaux, ou àPantin -, retient l’attention. Il faut franchir le périphérique pour venir les voir, ce qui àla famille comme aux gens de télévision avec lesquels ils travaillent peut paraître rédhibitoire...
A suivre...

Prochain atelier àl’issue des vacances scolaires, le lundi 5 mars, de 13 h à14h30 ; l’inscription se fait auprès du service réservation de la Maison de Balzac : 01.55.74.41.80.

16 février 2012
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