Qui vive de Christophe Manon

Christophe Manon est auteur de nombreux livres aux éditions Ikko (qu’il a fondées et conduites avec Antoine Dufeu), Nous, Mix, L’atelier de l’Agneau et Dernier Télégramme. C’est chez cette maison d’édition, créée et dirigée par Fabrice Caravaca, que sort « Qui vive ». Une succession de chants, comme l’était d’ailleurs « L’éternité » chez ce même éditeur – mais qui cette fois, si elle en passe toujours par une traversée de la guerre [générique, la guerre qui dit toutes les guerres], touche la douceur, aussi. Il en a lu, magnifiquement, des extraits lors de la soirée remue consacrée au Dernier Telegramme, que vous pouvez écouter en ligne, et lire ci-dessous.

« T’es-tu jamais demandé à quoi peut ressembler la mort, camarade ? A-t-elle-même une apparence ou n’est-ce qu’un brouillard, une vapeur, le néant qui s’empare de l’être ? Voit-on une couleur, un visage, un masque peut-être, pareil à ceux des acteurs japonais ou des tragédiens grecs, autrefois, quand il existait encore des acteurs et des tragédiens ? Entend-on quelque chose ? Un cri ? Un chant ? Le sifflement d’un oiseau ? Le cliquetis métallique d’un verrou ? Que ressent-on à cet instant ? A-t-on peur ? A-t-on chaud ? A-t-on froid ? A-t-on chaud ? Ou bien soudain se sent-on apaisé, comme lavé de toute crasse, reposé de toute fatigue ? Est-ce une sensation commune à tous les êtres ou différente pour chacun ? Saisit-on en un instant, comme on le dit parfois, de quoi est faite une vie humaine, ce qui, dans cette vie, est le plus important ? Revoit-on en accéléré, par flashs, le film des moments, heureux ou non, qui ont compté pour nous, ou l’esprit se bloque-t-il sur une seule image qui peut sembler totalement désuète et futile ? Son approche sera-t-elle effrayante ? Sera-t-elle pour toi une ennemie décidée à t’arracher à la terre pour t’entraîner dans la nuit scintillante ?

Bientôt ton tour viendra, camarade, et tu n’y as jamais songé parce que la dernière chose qui te préoccupe c’set bien l’éventualité de la mort, et encore plus les propos qu’on pourrait tenir dessus. Ta ténacité, ton obstination têtue t’ont toujours poussé de l’avant sans que le doute ne t’effleure jamais. Mais instinctivement, dans ta brutalité épaisse, pleine de bon sens, tu n’ignores pas que cela ne sert à rien de penser la mort, car aussi préparé qu’on soit, elle se présente à chacun de façon inédite. Simple. Limpide. Evidente. Comme le trajectoire d’une trajectoire qui touche au cœur sa cible.

Dans l’enchevêtrement tu es maintenant incapable de distinguer les pattes des serres et des griffes tournoyantes, les serres et les griffes tournoyantes des pattes, les griffes tournoyantes serres pattes des explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille, les griffes tournoyantes serres pattes explosions de grenades à main tapis de bombes éclats de mitraille de tes branchies babines crocs ventres à toi dans l’instant gélatine viande provisoirement nommé : combat. N’ayant pour les coups contre ta propre substance nul autre baromètre que la douleur ou plutôt : la montée soudaine de douleurs multiples et ininterrompues. Dans cet anéantissement continuel sans cesse réduit à tes éléments les plus petits et te rassemblant sans cesse à partir de ces débris dans une reconstruction continuelle, ramassé sur toi-même, parfaitement immobile, comme si tu pouvais passer sans transition du mouvement à l’immobilité, c’est-à-dire comme si l’immobilité était en quelque sorte le prolongement du mouvement ou le mouvement lui-même éternisé, ne reposant sur rien d’autre que sur le temps pour ainsi dire solidifié, car tout se passe à la fois très vite et très lentement. »



Christophe Manon, « Qui vive », éditions Dernier Telegramme, mars 2010, ISBN 978-2-917136-36-2

23 mars 2010
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