À PROPOS DE BLANCHOT

Jean-Luc Nancy, mars 1998.

Il paraît qu'on n'en a pas fini (du moins, pour ceux ui avaient commencé...) avec la querelle faite à Blanchot. Combien de temps faudra-t-il donc pour dépasser cet épisode oiseux et inconsistant ? Au reste, la question dépend d'une question plus générale : combien de temps faudra-t-il pour dépasser les compulsions de la bonne conscience affairée à juger sommairement du passé, sans prendre la mesure des questions qu'il nous pose, ni du travail qu'il nous lègue ? Ce qui veut dire, bien clairement: l'anathème sur les "totalitarismes" et sur les "idéologies" (esthétiquement, sur les "romantismes") ne conclut rien, répète une rengaine consensuelle qui est à peine le préalable à l'élaboration de vraies questions.

Pour en rester à la querelle faite à Blanchot: elle se veut morale et politique d'une part (accusation d'antisémitisme), littéraire et théorique d'autre part (accusation de mysticisme et/ou de nihilisme). Les deux aspects sont tantôt disjoints, tantôt liés l'un à l'autre (romantisme de droite, et/ou surcompensation de l'antisémitisme par le mysticisme).

Cette querelle est moralement (politiquement) dérisoire, et littérairement (philosophiquement) vaine. Il faut enfin le dire, une bonne fois, au moins de manière principielle et très simple, non pas, d'ailleurs, pour dire que Blanchot est indiscutable, mais pour dire qu'on ne peut pas le discuter ainsi.

Politiquement dérisoire : les quelques formules antisémites de Blanchot dans les années Trente (prononcées à côté d'autres formules, elles catégoriques dans l'opposition au nazisme et à sa persécution des juifs) relèvent d'une concession, condamnable sans aucun doute, à une vulgarité d'époque qui en dit long sur l'antisémitisme lui-même, mais qui n'en dit pas plus sur Blanchot que n'en disent sur Flaubert, sur Baudelaire ou sur Kant, leurs propos antisémites.

Que l'antisémitisme sociologique et l'antisémitisme de doctrine (parachevé dans le nazisme) puissent avoir partie liée, c'est une chose. Que leur distinction de fait et de droit soit nécessaire (en tout cas avant 1940), c'en est une autre. Non seulement l'antisémitisme ne fut jamais, chez Blanchot, une pensée, mais encore sa pensée n'y fut jamais compromise, même lorsqu'elle était de droite1.

Quant à la pensée de droite des années Trente, il faut savoir y discerner de manière précise (ce qui n'est certes pas toujours facile) les motifs réactionnaires classiques et ceux d'une autre réaction, plus profonde, à un désarroi du monde moderne dont on voit mieux encore soixante ans plus tard (et moyennant mai 68, que Blanchot sut déchiffrer), combien le ressassement de l'humanisme démocratique et de ses "valeurs" ne suffit pas à y répondre (quand il ne sert pas tout bonnement, et cyniquement, de façade idéologique à la domination et à l'exploitation).

Pour tout dire, la démocratie, la laïcité, la liberté et le droit ne sont toujours pas à la hauteur d'un enjeu qui n'est rien d'autre qu'une mutation dans l'histoire et dans la civilisation, peut-être dans le capitalisme même. Et pour être précis : cela n'annule pas l'opposition de la droite et de la gauche, loin de là, mais cela exige qu'on la pense à nouveaux frais (et non pas aux frais d'un passé simplifié pour la cause), sans certitudes acquises et sans aveuglement, volontaire ou non, sur l'état réel de l'"humanisme" et de l'humanité.

Pas de certitudes acquises, cela veut dire au moins: rien d'assuré quant à la communauté (rien de disponible quant au "peuple" ou quant à la "cité"). La certitude, au contraire, que tout imaginaire de la communauté la dénature ú et qu'en même temps il n'y a de sens qu'en commun (non communiel). Ces deux propositions définissent l'envers du fascisme, l'envers des camps mis par les camps dans une lumière nue, et une tâche de pensée à laquelle Blanchot n'a pas cessé de prendre sa part.

Littérairement vaine : il n'y a pas de doute que l'oeuvre de Blanchot n'est pas exempte de romantisme, si l'on nomme ainsi la religion de l'art et tout d'abord de la littérature (de/dans la communauté). Cette oeuvre ne cessera pas de provenir de là : et quelle oeuvre de ce siècle n'en provient pas à un titre ou à un autre, si l'on excepte les exercices des sceptiques ou des positivistes ?

Cependant, à considérer le mouvement de Blanchot, on trouvera qu'il est aussi bien fait d'un arrachement constant, sans doute inquiet et difficile (peut-être à contrecoeur parfois ?), mais tenace et soucieux, à la religion littéraire. Il n'y a pas, chez lui, de mysticisme nihiliste de la littérature, tout simplement parce que, de plus en plus, son objet n'est pas "la littérature", mais au contraire un retrait de la fascination (ou de la distraction) littéraire. On pourrait dire que tout n'a pas cessé de tourner (d'hésiter aussi, et de se décider) autour de toutes les manières possibles d'entendre et de développer cette phrase d'un article de 1932 : " Le beau qualificatif d'humain qu'on donne à notre littérature serait follement usurpé, si elle ne s'occupait de l'homme que pour le laisser à lui-même ou en tirer un matériel utile d'étude... ". C'est de cela et c'est par cela que Blanchot a écrit.

Blanchot s'occupe, pour finir, sous les noms d'"écriture" ou de "désoeuvrement", de la condition faite au sens, à sa production et à sa circulation, lorsque sont suspendues les fascinations et les distractions, les figures pleines de la signification et de la communication : bref, les mythes. La rupture (qui certes ne fut pas d'emblée donnée à Blanchot) avec toute "nouvelle mythologie" définit un écart et au romantisme et à la "littérature" même.

Or c'est une question du mythe qui articule aussi bien la question du fascisme que celle, aujourd'hui, d'une pensée autre de la communauté et de l'histoire Plus précisément : c'est le rapport au mythe, à l'idée mythique ou mythologique, qui fait ici la différence entre les pensées (on le vérifie chaque jour, et une lecture des textes de Blanchot dans leur séquence historique le vérifierait aussi). C'est-à-dire aussi : la question de savoir comment soutenir l'absence de mythe. En d'autres termes, c'est la question de savoir comment, désormais, l'imaginaire peut rendre compte du symbolique (du lien, ou du sens). Ou bien, pour l'essayer avec d'autres mots encore : comment s'opère désormais ce que certains appellent la "subjectivation", l'appropriation d'une identité (et) de son être-en-commun.

Pas de "littérature" là-dedans, ni de "théorie littéraire", pas de mystique non plus mais un questionnement difficile, qui exige que "la pensée se laisse, par l'écriture, délier jusqu'au fragmentaire" : où l'on entendra, au moins, le refus décidé des totalisations imaginaires. De la littérature, s'il le faut, on ne peut reparler qu'au-delà, et de la politique aussi. (Bien sûr, on peut dire tout cela autrement, soutenir qu'il ne s'agit que de littérature : mais ce nom n'est alors, dans l'énigme qu'il entretient depuis qu'il a pris son sens moderne, que le chiffre de l'effacement des mythes.)

Voilà, me semble-t-il, la clarté élémentaire qu'on est en droit d'exiger avant d'entreprendre aucun débat autour de Blanchot, c'est-à-dire autour de nous, de notre façon d'être exposés à la fragilité du temps présent, héritier d'une histoire brisée.