Tenter de penser
la pensée des mots, leur réel, dans l'exigence d'une
recherche toujours recommencée, à travers la possibilité
jamais garantie de l'autre, des autres, d'une communauté,
comment parler, écrire, vivre, en essayant de tenir compte
de la précarité qui est d'abord le risque même
de penser : c'est aussi saisir que ce que les mots transmettent,
ce qu'ils peuvent transmettre, c'est la joie. Leslie
Kaplan
Deux petits livres, l'un paru en 2000 : Brûlures
de Dolorès Prato aux éditions Allia, l'autre en 2003 :
Noli me tangere de Jean-Luc Nancy aux éditions Bayard
attestent dans et par leur écriture de ce « risque même
de penser ».
Jean-Luc Nancy l'exprimait en des termes voisins en
conclusion de l'article « La déconstruction du christianisme
» donné aux Etudes
Philosophiques :
Il s'agirait de penser la limite (c'est le sens grec
de horizo: limiter, borner), le tracé singulier qui « boucle
» exactement une existence, mais qui la boucle selon le graphe
compliqué d'une ouverture, ne revenant pas sur soi (« soi
» étant ce non-retour même), ou selon l'inscription
d'un sens qu'aucune religion, aucune croyance, aucun savoir non plus
– et bien sûr, aucune servilité ni aucun ascétisme
– ne peut saturer ni assurer, qu'aucune Église ne peut
prétendre rassembler et bénir. Pour cela, il ne nous reste
ni culte, ni prière, mais l'exercice strict et sévère,
sobre et pourtant aussi joyeux, de ce qu'on nomme la pensée.
Brûlures , en italien Scottature
, nouvelle publiée à compte d'auteure (née en 1892),
a fait l'objet d'une réédition en 1996, puis de sa traduction
par Monique Baccelli en 200.
Ce récit de 47 pages, comporte une intrigue
fort simple : comment Dolorès (18 ans) ses études achevées,
quitte le collège des Visitandines où elle a été
recueillie.
Quant aux brûlures, voici comment elles sont
d'emblée évoquées :
Dans ce couvent on parlait beaucoup de mystères
: quand il s'agissait de mystères célestes, les propos
étaient sereins, amples, détaillés; quand il s'agissait
de mystères terrestres, ils étaient nerveux, rapides,
sous-entendus plutôt que développés: c'étaient
des allusions si fuyantes qu'elles ressemblaient au geste de celui qui
touche quelque chose de brûlant.
Et en effet, on évoquait souvent certaines "brûlures",
sans plus de précisions, que le "monde" avait l'habitude d'infliger
à ceux qui avaient trop de familiarités avec lui.
"Le monde", pour qui ne le saurait pas, c'était tout ce qui existait
sur la terre en dehors des couvents, qui appartenaient déjà
au Royaume des Cieux.
Je ne sais pas pourquoi, mais quand on parlait de ces
brûlures, regards et paroles s'adressaient plus souvent à
moi, comme si un sage et lumineux pressentiment avertissait que j'étais
plus exposée que les autres à ce genre d'accidents.
On peut lire, recevoir cette narration ¸ si on le peut
¸ à la manière dont Dolorès Prato décrit
son héroïne, c'est à dire comme une « idiote
» et témoigner à la manière dont le fait
si bien Muriel Pic dans Critique
, d'une expérience qu'il est possible de qualifier de mystique.
Recevoir le texte, tel quel, avec ses images, ses personnages
saisis sur le vif et souvent inénarrables, et en même temps
percevoir comment la distance prise permet à l «écrivain
de relire les temps forts, les rencontres qui entraîneront hors
du « chemin tracé » et donner au lecteur de partager
l'expérience qui fut vécue.
A cet égard la résonance qu'établit
Muriel Pic avec Michel de Certeau s'avère des plus justes surtout
si l'on se réfère à ce
texte venu de la tradition du IV° siècle et consigné
dans La fable mystique ; ici la naïveté conduit au discernement
le plus subtil sans qu'il soit expressément recherché,
et l'écriture peut mêler ironie et profondeur.
Une note de Muriel Pic - elles-ci sont nombreuses et
convoquent Bataille, Benjamin, Agamben, Klossowski... - renvoie heureusement
à Paulina 1880 :
« Mais non cher papillon, prends garde à
la flamme, en voilà encore un qui va mourir comme celui de l'autre
soir, il va mourir tout de suite ! Il revient dans le feu malgré
lui, il ne comprend pas le feu et la moitié d'une aile est déjà
brûlée, il revient, il revient encore, mais c'est le feu,
malheureux papillon, c'est le feu ! »
L'image du papillon étant expressément
utilisée par Dolorès Prato (leggera come il volo d'una
farfalla sotto il sole) , on eût aimé en couverture
du livre le tableau de Balthus, plus que la Thérèse du
Bernin qui pourrait conduire sur le chemin d'une autre lecture (ceci
est une autre histoire).
Le commentaire de
Muriel Pic s'avère presque aussi long que la nouvelle ; il
ne s'agit pas toutefois de glose savante, il souligne en particulier
avec beaucoup de justesse le travail d'écriture (voir le paragraphe
l'informe à l'oeuvre), mais il convient de ne pas en dire davantage
: brûlez-vous !
Noli me tangere! Ne me retiens pas/ ne me touche pas ! s'inscrit
dans le travail sur l'art et la déconstruction du christianisme
entrepris par Jean-Luc Nancy, ainsi que le faisait par exemple Visitation
(Galilée, 2001 ¸puisse l'extrémité d'une mèche
de cheveux vous conduire au lieu de la réflexion du philosophe
sur le
tableau de Pontormo) .
C'est donc une scène singulière de l'évangile
de Jean (20,
11-18 ), et une parole emblématique pour des situations de
violence ou de désir qui sera abordée.
Ici comment interpréter la scène et la « résurrection
» qu'elle veut annoncer. Jean-Luc Nancy s'appuie sur la riche
iconographie disponible et en particulier sur le tableau de Rembrandt
au Palais de Buckingham, le Christ et Marie-Madeleine au tombeau. C'est
aussi pour lui l'occasion de revenir (ce que fait son Prologue) au travers
de l'analyse de la forme parabole sur les rapports qui se nouent entre
un texte et son récepteur :
Le message ne dit rien à l'oreille close, mais à l'oreille
ouverte il dit plus qu'une leçon. Moins ou plus que du sens :
rien du tout ou bien toute la vérité, d'un coup présente
et chaque fois singulière.
Ainsi le texte - ou la parole - exige avant tout, avant son propre sens
(ou bien infiniment au-delà de lui) son auditeur, celui qui déjà
est entré dans l'écoute propre de ce texte, et par conséquent
dans ce texte lui-même, dans son plus intime mouvement de sens
ou d'outrepassement du sens et dans son désoeuvrement. Cette
exigence signifie aussi bien que la parabole attend l'oreille qui sait
l'entendre, et que c'est elle-même, la parabole, qui peut seule
ouvrir l'oreille à sa propre capacité d'écoute.
De même, aura-t-on dit bien plus tard, faut-il qu'un auteur trouve
ses lecteurs propres, ou bien, et c'est la même chose, c'est l'auteur
qui crée ses propres lecteurs. Toujours il s'agit du surgissement
du sens ou de l'outre-sens : d'un écho singulier dans lequel
je m'entends m'adresser et me répondre de la voix de l'autre
a l'oreille de l'autre comme à ma plus propre oreille.
Si brûlures et toucher ont bien à voir ensemble, l'écriture
qui les réunit dans l'un comme l'autre texte témoigne
de ce désoeuvrement (on aura reconnu, Nancy
lecteur de Blanchot ; on pourra découvrir Derrida lecteur
de Nancy pour un livre dont le titre est précisément Le
toucher, Jean-Luc Nancy (Galilée,2000, voir en particulier
le chapitre Tendre pp 109-128)).