In illo tempore (1992)
et on s'excuse de jouer les Anciens Combattants, familier d'Actes de la
recherche en Sciences sociales, dès les
tout premiers numéros, j'avais souvent eu l'occasion de croiser
le nom de Luc Boltanski en compagnie de celui de Pierre Bourdieu, je me
souvenais de Un art moyen, je commençais aussi à découvrir
des titres étonnants qui prenaient de la distance avec les travaux
antérieurs: L'amour et la justice comme compétences, ou
encore De la justification. Les économies de la grandeur. On
connaît aujourd'hui de Luc Boltanski et Eve Chiapello : Le nouvel
esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. L'entretien (son style)
donné à la revue Ethnographiques Une
sociologie toujours mise à l'épreuve, ne sera pas sans éclairer
-critique artiste- ce qui suit (et aussi ce qui précède!)
La revue
semestrielle l'Autre qui réunissait sous la houlette de
Marwann Hoss, Arfuyen, Granit et Lettres Vives, publiait dans son
avant-dernier numéro, une suite de poèmes intitulée
selon le dernier d'entre eux: Le rescapé.
Voici ce poème
Avec le rescapé baissons les bras
Cessons de protéger notre visage
Baisons les pas qui viennent - saluons leur glas
Sur le sommeil et ce qui lie - inclinons-nous
Que le verre nous soit porte - et que même pas le verre
Que le temps - la nuit - l'espace - la brume et l'air
Soient notre merci - nous qui sommes épargnés
Et qu'à notre portée les passants soient de même
Ceux que nous épargnons - ceux qui crient au miracle.
Etait annoncé Poème, le premier recueil qui
paraîtrait l'année suivante chez Arfuyen. Patrick Kechichian
en donnait dans Le Monde un compte-rendu plein
de justesse:
[...] Simples, sans joliesse, pauvres d'images, presque maladroits, ces poèmes
parlent des émotions qui affleurent à la conscience, submergent
le coeur ; ils disent un souvenir d'enfance, décrivent une image poignante,
font mémoire d'un visage, celui d'un proche, [...]
La poésie n'a pas besoin d'étai pour la soutenir. Sa fragilité,
son tremblement vrai, sa maladresse même suffisent à la faire être, à l'authentifier.
Mais le commentaire que Luc Boltanski a écrit, moins en marge qu'à la
suite de ses poèmes, n'est pas destiné à solidifier
cette fragilité, à interrompre ce tremblement. Bien au contraire.
Il les prolonge, parlant d'une autre voix _ la même.
On comprend qu'à ce tout dernier point, l'auteur du Moyen
de parler, soit particulièrement sensible et on ne peut
que regretter avec Gabriel Bergounioux que le travail théâtral en
particulier de Luc Boltanski soit si confidentiel. Voir aussi dans
Fabula:
Gabriel Bergounioux La métrique comme énonciation à partir
de quelques poètes contemporains.
"A partir d'une écoute de trois poètes contemporains [Luc
Boltanski, Jean-Paul Michel, James Sacré], on se propose d'ébaucher
le programme d'une métrique dont la fonction serait double : d'une
part, mettre à jour les éléments d'une organisation
interne à l'ordre phonique qui licencie une actualisation poétique
de la langue après que le genre s'est affranchi du compte syllabique
et de la récurrence de la rime ; d'autre part, inférer de la
distinctivité des scansions chez plusieurs auteurs (l'exclusivité monographique
est proscrite) la différence des conduites et des procédés
qui signent le refus du récit et la réflexivité de la
langue)"

Les éditions Melville ont fait paraître en 2003, A
l'instant. Nous ne présenterons pas mieux le livre que
Luc Boltanski lui-même, mais nous permettrons de souligner:
"À l'instant est un cycle de poèmes formé de quatre parties
: En regard, L'entre-deux, Quatre chants en canon, Semainier. Il a été composé entre
1989 et 2002. La cohésion de cette suite est assurée, outre par
le retour des mêmes thèmes, par l'usage d'une même forme qui
lie chaque poème à son commentaire. Chacune des parties se plie à cette
forme de façon différente. Dans En regard, des mots - des
mots-clés - ou des suites de mots, indexent, en marge, le texte du poème.
Les numéros figurant, dans L'entre-deux, à côté de
certains vers, renvoient à des notes, détachées du texte
du poème, et reportées en appendice. Les Chants en canon comportent
une ligne de dessus (le poème initial), qui donne le ton et une ligne
de basse, qui en est l'accompagnement, selon un modèle emprunté à l'écriture
musicale. Semainier associe chaque poème à une " illustration ",
composée non d'image mais de mots, elle aussi."
"À la différence des poèmes initiaux, écrits de façon
sporadique en association avec des états ou des événements,
les commentaires ont été, une fois les poèmes assemblés,
composés après-coup et d'un trait. Ils jouent par là un
rôle réflexif et se présentent comme différentes
façons d'éclairer le poème ou de juger ce qu'il dit;
de l'ouvrir.
On aura compris que le poème lui-même n'est ni dans
les vers, ni dans leur commentaire. Qu'il est: dans l'entre-deux. Car
les commentaires, notes, ajouts, illustrations, etc., qui collent à mes
poèmes, n'ont pas été placés là pour
clore le travail du sens, mais au contraire pour l'ouvrir, dans
une visée sans fin. Ou encore que je ne prétends éclairer
qu'afin de mieux obscurcir par l'artifice de la clarté, car
c'est seulement de cette façon que l'on peut tenter de basculer
d'une définition de la vérité comme correspondance
entre le mot et la chose qu'il désigne (qui prévaut,
par exemple, dans une autre activité qui m'est familière,
l'écriture des sciences sociales), à une conception
de la vérité comme dévoilement de ce qui
se tient en deçà de la distinction entre le langage
et le monde, c'est-à-dire, la poésie."
"A celui-ci le don de parler en langues, à tel autre le don
de les interpréter. "

Il est indispensable d'ajouter que les "images" de Christian Boltanski,
des fenêtres aux découpes variées sur fond noir
s'intègrent formellement et sémantiquement à ce
recueil en manière de kaléidoscope dont la lecture,
la rêverie qu'elle suscite (l'ouvert de cette lecture) sont
des plus passionnantes, mariant simplicité et complexité.
On sait que Luc et Christian Boltanski sont frères. Ce dernier
aura choisi la voie de la fragmentation, pour explorer le rapport
entre l'image détachée de son contexte et les références
vers lesquelles ont peut chercher à l'orienter dans l'intention
de la "comprendre".
Donnons des "illustrations":
Par exemple, dans l'Entre deux, nous est donné ce "haïku"
0 Ici
1 Arbre d'automne
2 Trois sauts
3 Te vénèrent en riant.
p.123
le numéros renvoient à des notes données plus
loin (pp. 152-153), liberté est donc donnée au lecteur
de lire les poèmes selon leur suite, d'aller à telle
ou telle note ou de se livrer à sa propre rêverie...
(cf ci-après l'allusion à Kérouac)
[..] Ce petit aïku (mais est-ce même comme cela que cela
s'écrit ?) est tout ce qui reste de ce projet avorté,
de cette ambition (que je n'ai pas abandonnée) de l'" éternel
débutant ". Il ne vaut pas le haïku de Kerouac, le seul
réussi que je connaisse, car je ne lis pas le japonais (or
le haïku est un acte visuel), qui parle de la façon dont
on ferme la porte d'un frigidaire d'un coup de pied.
les Chants en canon se présentent ainsi: à tout hasard,
prenons Strauss

p. 197
Pour ne pas alourdir, on se contentera de dire toute l'émotion éprouvée à la
lecture de cette sorte de journal polyphonique où se mêlent
voix intérieure et voix du monde, en particulier le Semainier où une
magnifique "illustration" d'un poème (lundi: le père
réveillé avant les enfants) devient elle-même
poème:
L'habit se passe. Les pieds nus, éveillés, font des
pas,
plus lestes que l'esprit. Dans la cave, la chaudière se
ranime. Le bruit du tisonnier monte par les tuyaux.
La radio murmure. C'est dimanche. Il est plus tard.
Il chante quand elle chante. Danse quand elle danse.
Comparable à ce qu'il est : Juif dansant devant l'Arche.
L'Arche sacrée, incarnée dans nos murs. Et le matin se lève.
Et le jour est créé.
pp 230-231
Et le matin se lève. Et le jour est créé. Chacun
aura ses réminiscences: Bonnefoy pour l'un, Parant pour l'autre.
Le "Je me souviens" de Boltanski est invitation à l'écriture.
De nouveaux outils pour le maître en la matière?
Et nous n'avons rien dit de En regard, de facture plus classique:
cf. les notes en marge d'un article, sauf qu'ici c'est la vie dans
sa diversité, le grand comme le trivial qui éclairent
le poème,comme les bulles du texte numérique ou les
liens qui emmènent parfois très loin! C'est l'amie
originaire républicaine espagnole qu'on retrouve obombrée à Saint-Gervais
(p. -9) tandis qu'"un monsieur pisse" en marge, c'est le cas
de le dire.
"Car c'est de tout écart qu'il vient qu'il nous demeure
Prend place tandis qu'elle à grande voix lui parle."
A cette sorte de journal poétique -dont on devine la "décantation",
nous nous sommes laissé prendre et ne nous cesserons d'y retourner.