Voici le poème ‹ le dix-neuvième du premier recueil d'Heather Dohollau, Seule enfance, qui paraît en 1978 ‹ voici le poème de la conscience déjà installée "depuis toujours déjà" dirait André Frénaud, dans sa méditation sur l'être, mieux la présence. On traverse cette "marge de silence", chère à Max Jacob et à Reverdy, qui entoure le poème, l'encadre et l'honore sans le transformer en acte et lieu d'adulation clos, pour pénétrer ‹ je pense à l'incipit du "Lac" de Lamartine: "Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages" ‹ pour pénétrer dans l'intimité d'une parole déjà éclose, qui résiste à ce qui l'érode et dont la fragilité ne l'empêche pas de s'élaborer avec sérénité et persistance. Heather Dohollau, n'est-elle pas, loin des frénésies psychiques, théoriques, idéologiques, la poète de la patience, de l'entreprise lentement assumée, lentement accomplie, mais où l'intention, plutôt que de replier la poésie sur ses propres prestiges, l'étincelante intériorité de ses symbolisations à la Valéry, s'oriente vers ce qui, dehors, "les choses", fonde et féconde le regard, les sens, la conscience que nous avons du mortel, de notre mouvement dans et comme une présence fugace. S'installer au cÒur même de ce mouvement vers, ce mouvement qui, parce que tellurique et mortel, est à la fois accès et dépossession, proximité et fuite en avant, c'est aussi risquer, à travers impulsion, expulsion ou propulsion ‹ les mécanismes, précisément, de ce mouvement entrepris et qui nous prend, surprend incessamment ‹ c'est risquer de s'ouvrir, dans la "soudaineté" de l'instant ‹ je pense aussi à "La Passante" de Baudelaire ‹ à un impossible qui se possibilise, à une bénédiction aveuglante mais faisable, opaque et improbable mais qui s'offre, lumineuse et recevable. Et c'est là qu'intuitivement la poète arrive à comprendre qu'il ne s'agit pas de résoudre le problème d'une contradiction ou opposition, mais que l'expérience de l'absence, du manque, parce que déjà lieu de désir, de vision et de transmutation entrevue, reste celle, simultanément, d'une plénitude et d'une présence, à jamais probables, possibilisables. La dernière phrase de ce poème en prose ‹ "et nous touchons de notre impuissance un pan de mur blanc" ‹ pourrait, certes, être comprise comme représentant une plongée énigmatique dans l'expérience d'une autre certitude, cette fois négatrice, ironique, qui renie tout ce que la "soudaineté" possibilise comme pénétration dans la faille de l'être, de notre être. Mais je dirais alors deux choses: d'abord, cette phrase, ne décrit-elle pas plutôt l'événement ayant provoqué l'intuition précédente, ce mouvement du corps et de l'esprit vers les choses, c'est-à-dire, ce geste qui y accède, qui touche malgré le sentiment de notre impuissance, qui, précisément, vit l'opacité de cette chose comme merveille, qui, à travers l'incompréhensible, accède à la bénédiction de celui-ci, qui sait, comme Duras, que "l'absurde est le divin", que ce qui n'est rien, est tout? Et ensuite, même si on reste sceptique quant à cette lecture, le poème ne cherche-t-il pas à insister sur la réversibilité de l'impossible et du possible, de l'inaccessible et du don, de l'échange soudainement jailli, vivable, la réversibilité c'est-à-dire ‹ presque l'équivalence ‹ de l'absence et de la présence? Et, dans cette optique-là, cette impuissance n'est-elle pas simplement une façon de nommer, de désigner, cette puissance secrète qui nous habite, qui, loin de tous les instants, "nous est donnée", là encore "depuis toujours déjà"?