Les Portes d'en bas paraît en 1992. Voici un poème sans titre, qui vient de ce recueil et qui m'est particulièrement cher:

La tautologie du premier vers nous parle de cette unité irréfragable qui a toujours fasciné le Baudelaire des "Correspondances", mieux le Gautier des "Affinités secrètes", et c'est sans doute l'expérience d'une telle simplicité ontique, sa théorie au sens étymologique de ce terme que nous avons déjà évoqué (: observation, contemplation), qui explique la sérénité qui règne partout, royale mais non abusive, lucide car ressentie. La présence comme lieu/non-lieu de circulation de l'Un, comme lieu d'équivalence, d'équipollence de ce qui est... Oui, le réel s'offre comme un champ infiniment plus vaste qu'on ne l'avait pensé; ce qui entre dans l'espace de la mort ne quitte pas le champ du réel qui s'en trouve amplifié, vertigineusement agrandi, infinitisé. Dohollau devine la relativité de nos compartimentages, de notre langage qui nomme et, en nommant, concrétise, idéologise, psychologise cette relativité. La vie étant dans la vie, tout est vécu, et vivable, sur le mode d'une continuité presque impensable, sur le mode d'une inséparabilité transmutatrice où un même ne cesse d'affleurer partout dans l'abondance et l'illumination de ses différences. Ce qui paraît discret, disparate, discordant se musicalise, s'harmonise ainsi quelque part dans cet espace infini qui n'est qu'une gigantesque synecdoque (: étymologiquement: "compréhension simultanée"), une structure ou gestalt, surtout psychique, où n'importe quoi peut se prendre pour, à la fois, n'importe quoi et tout, où ce que Heather Dohollau appelle "une équivalence de lumière" règne logiquement et réellement. Et ne faut-il pas insister ici sur le caractère précisément lumineux de cette réversibilité, mieux de cette gestalt d'infinies réciprocités?: nous sommes, effectivement, loin de la conception sarrautienne d'une telle structure: aucun étouffement ici, aucune agressivité: l'opaque de ce qui est, s'illumine, s'ouvre, tend sa transparence vers l'autre, cesse de vivre la claustrophobie du distinct.

Nous sommes ici, bien sûr, dans le domaine de l'intuition, de l'instinct sachant, enfin, se détacher de ce qui pourrait les démoraliser. Si le poème amorce vue interrogation de sa propre "vision" ‹ et il n'a pas peur d'une telle autocritique ‹ il n'est pas prêt à tomber dans ce piège qui consiste, implacablement, ironiquement, par un sentiment presque pervers de nécessité sceptique, à saper la base de ses propres impulsions, ses propres clartés. Vivre la pertinence de l'expérience palpable de cette gestalt fusionnelle où domine le principe de l'amour, l'idée de l'entretissage principiel des phénomènes, c'est se vivre simplement, c'est vouloir accéder de plus en plus à sa propre profondeur au lieu de s'égarer dans les dédales d'un cynisme intransitif qui stagne et qui vient d'ailleurs. La question ‹ "Où est le lieu réel" ‹ se pose ainsi sans angoisse, sans agressivité: elle correspond à un besoin d'affirmation, de confirmation, plutôt que de contestation: tout au plus pousse-t-elle à articuler la réponse, restée jusqu'ici latente, mais qui ne tarde guère à surgir: "Dans l'amour qui perdure".

Si cette redéfinition de nos façons de concevoir et de vivre l'espace (et le temps) ‹ et cette recatégorisation s'accompagne d'une repsychologisation, on l'a vu, où l'amour l'emporte hiérarchiquement ‹ si de telles transformations perceptives permettent de voir un monde où différence, pluralité, multiplicité peuvent être vécues sous l'angle de l'unicité, de l'indivision, Heather Dohollau reste sensible à une certaine douleur résiduelle ‹ qu'elle évoque ici, mais avec ambiguïté et sans pour autant se laisser déstabiliser par la conscience qu'elle en a. "L'identité est dans la douleur": vers énigmatique à certains égards où il faut, je crois, tenir compte des points qui suivent: 1. le mot identité ici est-il synonyme d'équivalence, unité, mêmeté et constitue-t-il ainsi une mise en doute de cette psychologie de l'ubiquité transcendante mais partout immanente de l'amour? La gestalt même de l'unité amoureuse plonge-t-elle, est-elle, "dans la douleur"? 2. s'agit-il plutôt de l'individu, se concevant en tant qu'individu, oubliant si souvent cette plénitude identitaire, cette infinité même qui, même dans cet oubli qui l'accable de douleur, le définit à son insu comme acte et lieu/non-lieu d'amour? Le vers se juxtaposerait ainsi de façon oppositionnelle, paradoxale aux deux vers qui précèdent: Où est le lieu réel?: Dans l'amour qui perdure..., (mais) l'identité est dans la douleur... 3. mais s'il y a identité, fusion, réciprocité de preuves amoureuses dans le vrai lieu du réel, et si, également, l'identité de l'individu se concevant comme isolé, exilé, risque de plonger dans la douleur, n'est-ce pas une façon de dire à quel point nous comprenons mal ce que nous sommes, à quel point nous assumons peu ou mal la plénitude amoureuse qui nous habite, que nous habitons mais aveuglément: "Nous sommes", écrit Heather Dohollau dans Matière de lumière, "les hiéroglyphes de la profondeur / Dans la profondeur même" (ML, 60). Les trois derniers vers du poème, rattachés en quelque sorte grammaticalement et logiquement à celui qu'on vient d'examiner, gardent à leur tour, malgré leur très belle simplicité, un caractère énigmatique. Ils parlent de cette identité de ce qu'on voit, de tout ce qu'on voit (en ce moment) et de ce qu'on éprouve, ressent: double convergence, d'abord de ce qui est épars, distinct, éparpillé, ensuite du monde perçu et de l'émotion, de ce qu'on projette et reçoit simultanément, dans un échange, rousseauesque, extériorisant-intériorisant, mental et senti-mental. Cette double convergence crée cette "seule rose" qui est décrite. Phénomène de beauté sans aucun doute; mais la rose, est-elle, ici, rose aussi de la douleur? Ici, sous l'angle d'un cŇur qui souffre, oui; mais ce cŇur, dans ce poème, dans cette Ňuvre, s'il ne peut oublier la douleur qui le traverse, n'oublie pas que le lieu réel est dans l'amour même là où l'identité risque de se brouiller, de se définir selon d'anciens critères.