Transgresser
la malédiction
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« Vous ne savez pas ce
que c°est, la malédiction.
C°était une jeune femme assise
au premier rang qui se levait pour parler, très émue. Elle
avait des cheveux blonds très courts, un pull noir à col
roulé et un pantalon, et elle parlait à toute allure comme
si elle débitait un texte, à plusieurs reprises elle se mit
à bégayer. Elle était pâle de rage, livide.
- Moi, j°ai lu La métamorphose
et ça m°a changé la vie. Un type qui se réveille le
matin transformé en vermine. Il est devenu une gigantesque vermine.
Ca ne vous dit rien ? Vermine ! Racaille ! Ordure ! Vous comprenez ? Ou
je vous fais un dessin ? Bien sûr que vous comprenez. Et je m°appelle
Eva, rappelez-vous de ça. »
Avec violence, une jeune femme interrompt
une conférence sur Franz Kafka. L°intervenant, Simon Scop, psychanalyste,
n°a pas le temps de répondre qu°Eva, accompagnée d°une amie,
« se tire » après avoir évoqué son univers
quotidien de banlieue. Il était en train de raconter la noyade de
Georges, le héros d°une histoire de l°écrivain praguois.
Fils idéal par excellence, promis à un futur aisé,
à un bon mariage, Georges se noie sur l°injonction-verdict de son
père mourant : « Je te condamne à la noyade. »
Peu de temps après,
en se promenant, Simon Scop découvre une photo d°Eva « en
première page des journaux à sensation (Þ) Elle avait tué
un homme. Il semblait que c°était un souteneur, l°ancien mac de
son amie. Il n°était pas armé. Eva l°avait menacé
lui avait montré son revolver, il avait insisté, elle avait
tiré. Elle et son amie avaient réussi à s°échapper.
Des passants l°avaient entendu insulter
l°homme : Tu crois que je ne vais pas tirer parce que je suis une femme.
»
Comment vaincre, surmonter la malédiction
: la problématique posée d°emblée dans Le Psychanalyste
est au moins aussi vieille que l°Antiquité et ses tragédies,
que le sang des Labdacides. Et le nouveau roman de Leslie Kaplan ravive
et revisite cette thématique, la rendant intimement proche.
Pas besoin de s°appeler ïdipe ou
Antigone pour être « maudit »
Au fil des quelques 460 pages, sept
analysants essaient d°en découdre avec leurs problèmes, leur
malédiction. Louise est comédienne. Elle est vive, curieuse
mais « jalouse, malade de jalousie » à cause de son
amoureux. Edouard, lui, n°a pas de fiancée : il est « trop
gros » et sa mère (abusive) le gave de bons petits plats tout
en lui disant qu°il ne devrait pas se goinfrer ainsi. Jérémie
n°arrive pas à supporter la rupture avec son ami. Sylvain met son
existence en danger, fréquentant à cet escient des voyous...
De séance en séance,
Leslie Kaplan rend les lecteurs complices de Simon Scop, un peu analystes
aussi. Du mal-être confus à la prise de conscience de l°élément
inducteur du trouble et à sa formulation en passant par le transfert,
toutes les phases de l°analyse freudienne sont décrites. Et les
« quoi ? », « oui ? » et « bien » dont
Simon scande les séances prennent toute la palette des nuances possibles,
de la stimulation à l°inquisition. Rêves et association de
mots par leur sens ou par ressemblance phonétique ( « Une
porte, une porte... Sylvain se mit brusquement à pleurer. Porte-moi.
Je suis à bout. Porte-moi. » ) sont classiquement sollicités
pour révéler les problématiques inconscientes. Avec
un peu d°intuition (ou d°expérience propre), le lecteur devrait
même pouvoir anticiper les coups de gueule du psychanalyste et c°est
là probablement une des importantes réussites du roman de
Leslie Kaplan : nous faire comprendre, par l°exemple, le travail de l°analyste,
voire y jouer.
Petit à petit, le monde s°ouvre
aux analysants de Simon, Edouard se fiance, regarde les boutiques comme
jamais il ne l°avait fait auparavant. Sylvain, qu°un séjour prolongé
à l°hôpital durant son enfance rendait morbide, renoue avec
la biologie comme science du vivant... Les résultats sont
spectaculaires et Simon disparaît progressivement du récit.
L°impératif du verbe
A l°appréhension du réel
par l°introspection et la formulation, Leslie Kaplan oppose la démarche
d°Eva. En contrepoint aux logorrhées des séances, la jeune
femme, que Simon a juste entrevue lors de sa conférence, agit. Josée,
son amante dont le père est chauffeur de bus, est obsédée
par les cars fluos pour touristes qui dénaturent et violent l°harmonie
des monuments parisiens ? Eh bien, de la même façon qu°elle
a tué le mac de sa maîtresse, Eva décide de tagger
les véhicules. Comme pour l°héroïne, le mal-être
vient de l°extérieur, des autres, en l°occurrence des hommes, il
convient donc de changer le monde.
Dès l°intervention d°Eva,
Simon Scop pressent son mode opératoire à la Robin des Bois.
Le crime ne l°étonne guère, pas plus que les tags. En écoutant
un bulletin d°information à la radio, il apprend que la mention
« Je veille » a été bombée sur les carrosseries.
Il y reconnaît la provocation altière de la jeune femme, la
maîtrise qu°elle souhaite exercer sur le réel. Mais, d°emblée,
il sait que ces actes sont vains. Tout au long du roman, le psychanalyste
tente de retrouver Eva pour la convaincre de sa méprise : si l°on
peut contourner la malédiction, impossible d°échapper aux
mots.
Et si le père peut
vous envoyer à la noyade, c°est que le mot père résonne
pour vous, résonne et commande. Tout s°enchaîne, comme dans
un rêve, tout peut arriver, même l°impensable, du moment qu°on
le pense » , expliquait le conférencier à propos de
Georges, le personnage de Kafka. Eva a réalisé « l°impensable
», guidée par le « tu crois que je ne vais pas tirer
parce que je suis une femme » qu°elle prononce sous le coup de la
colère et qui l°invite à tirer. Impérativement. Elle
saute ainsi à pieds joints dans la malédiction... La fin
du roman donnera raison au psychanalyste.
La rébellion du roman
Avec l°histoire d°Eva, Leslie Kaplan
démontre, par l°absurde, que le langage est constitutif non seulement
de notre personne mais aussi de nos actes. La parole en elle-même
est déjà une manière d°agir (Quand dire c°est faire,
pour reprendre le titre d°un ouvrage du linguiste John Langshaw Austin).
Afin de ne pas en être les jouets, il faut comprendre les mots avant
de s°en servir.
A l°instar de Simon Scop et des
analysants, l°auteur tente, par le verbe, d°approcher le plus intimement
possible le réel. En chef d°orchestre spécialiste de la polyphonie,
la romancière multiplie les personnages, les voix mais aussi les
modes discursifs comme autant de chemins pour saisir ce qui se dérobe.
Les séances d°analyse, quand
bien même elles relèvent de la fiction, sont dénuées
de tout commentaire. Le lecteur pourrait aisément imaginer qu°elles
ont été enregistrées par un magnétophone posé
dans le cabinet de Simon, juste un peu réécrites pour en
faciliter la compréhension.
A cette matière
« documentaire » se juxtapose le romanesque. Personnage de
tragédie, Eva en est l°épicentre. C°est vers elle que convergent
l°intrigue et les recherches de Simon. Leslie Kaplan ne cherche pas la
vraisemblance au sens propre du mot. Eva est davantage une allégorie
comme Miss Nobody Knows l°était dans le roman homonyme. Nullement
inquiétée par la police après le meurtre, par exemple,
l°héroïne évolue dans un univers onirique qui cependant
s°effrite douloureusement au contact du principe de réalité.
Mais au-delà des heurs et
malheurs de la jeune meurtrière, les mots sont les véritables
héros du roman. Et Leslie Kaplan, qui pose en postulat le primat
du langage, introduit dans Le psychanalyste, une dimension réflexive
sur la création. Ainsi le discours de la narratrice, compagne de
Simon Scop et réalisatrice de documentaires, porte notamment sur
la transcription de la réalité dans les films de Charlie
Chaplin, sur la rhétorique de l°image que le metteur en scène
utilise, par exemple, pour sauter de Landru à Monsieur Verdoux.
De même les citations de Kafka, l°écrivain préféré
d°Eva et de Simon, scandent le roman. Louise, une des analysantes, explique
à la fin du Psychanalyste : « Les assassins, contrairement
à ce qu°on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang,
qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent
la mauvaise vie telle qu°elle est.
Ils assassinent quoi ? Le possible,
tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.
Kafka dit qu°écrire, l°acte
d°écrire, c°est mettre une distance avec ce monde habituel, la distance
d°un saut. »
Et c°est bien là l°ambition
de Leslie Kaplan : transgresser la malédiction par l°écriture.
Ses phrases sobres ne cèdent en rien à la facilité
d°une rhétorique emberlificotée, rigoureuses comme l°architecture
de son roman. Son style exigeant invite le lecteur à l°être
aussi pour se départir du cercle vicieux de sa malédiction
et vivre debout, rebelle.
Marie Gauthier
Leslie Kaplan, Le psychanalyste,
Depuis maintenant, 3. P.O.L. 460 pages. 130 F
Leslie Kaplan a publié auparavant
Miss Nobody Knows et Les prostituées philosophes, premier et deuxième
volet de Depuis maintenant, chez P.O.L. |
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