Transgresser la malédiction
 

Marie Gauthier

(Le psychanalyste,  de Leslie Kaplan)

source : http://www.metafort.org/inventaire/Archives/Kapla.htm

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 « Vous ne savez pas ce que c°est, la malédiction.
C°était une jeune femme assise au premier rang qui se levait pour parler, très émue. Elle avait des cheveux blonds très courts, un pull noir à col roulé et un pantalon, et elle parlait à toute allure comme si elle débitait un texte, à plusieurs reprises elle se mit à bégayer. Elle était pâle de rage, livide.
- Moi, j°ai lu La métamorphose et ça m°a changé la vie. Un type qui se réveille le matin transformé en vermine. Il est devenu une gigantesque vermine. Ca ne vous dit rien ? Vermine ! Racaille ! Ordure ! Vous comprenez ? Ou je vous fais un dessin ? Bien sûr que vous comprenez. Et je m°appelle Eva, rappelez-vous de ça. »

Avec violence, une jeune femme interrompt une conférence sur Franz Kafka. L°intervenant, Simon Scop, psychanalyste, n°a pas le temps de répondre qu°Eva, accompagnée d°une amie,  « se tire » après avoir évoqué son univers quotidien de banlieue. Il était en train de raconter la noyade de Georges, le héros d°une histoire de l°écrivain praguois. Fils idéal par excellence, promis à un futur aisé, à un bon mariage, Georges se noie sur l°injonction-verdict de son père mourant : « Je te condamne à la noyade. »

 Peu de temps après, en se promenant, Simon Scop découvre une photo d°Eva « en première page des journaux à sensation (Þ) Elle avait tué un homme. Il semblait que c°était un souteneur, l°ancien mac de son amie. Il n°était pas armé. Eva l°avait menacé lui avait montré son revolver, il avait insisté, elle avait tiré. Elle et son amie avaient réussi à s°échapper.
Des passants l°avaient entendu insulter l°homme : Tu crois que je ne vais pas tirer parce que je suis une femme. »

Comment vaincre, surmonter la malédiction : la problématique posée d°emblée dans Le Psychanalyste est au moins aussi vieille que l°Antiquité et ses tragédies, que le sang des Labdacides. Et le nouveau roman de Leslie Kaplan ravive et revisite cette thématique, la rendant intimement proche.

Pas besoin de s°appeler ïdipe ou Antigone pour être « maudit »
Au fil des quelques 460 pages, sept analysants essaient d°en découdre avec leurs problèmes, leur malédiction. Louise est comédienne. Elle est vive, curieuse mais « jalouse, malade de jalousie » à cause de son amoureux. Edouard, lui, n°a pas de fiancée : il est « trop gros » et sa mère (abusive) le gave de bons petits plats tout en lui disant qu°il ne devrait pas se goinfrer ainsi. Jérémie n°arrive pas à supporter la rupture avec son ami. Sylvain met son existence en danger, fréquentant à cet escient des voyous...
 De séance en séance, Leslie Kaplan rend les lecteurs complices de Simon Scop, un peu analystes aussi. Du mal-être confus à la prise de conscience de l°élément inducteur du trouble et à sa formulation en passant par le transfert, toutes les phases de l°analyse freudienne sont décrites. Et les « quoi ? », « oui ? » et « bien » dont Simon scande les séances prennent toute la palette des nuances possibles, de la stimulation à l°inquisition. Rêves et association de mots par leur sens ou par ressemblance phonétique ( « Une porte, une porte... Sylvain se mit brusquement à pleurer. Porte-moi. Je suis à bout. Porte-moi. » ) sont classiquement sollicités pour révéler les problématiques inconscientes. Avec un peu d°intuition (ou d°expérience propre), le lecteur devrait même pouvoir anticiper les coups de gueule du psychanalyste et c°est là probablement une des importantes réussites du roman de Leslie Kaplan : nous faire comprendre, par l°exemple, le travail de l°analyste, voire y jouer.
Petit à petit, le monde s°ouvre aux analysants de Simon, Edouard se fiance, regarde les boutiques comme jamais il ne l°avait fait auparavant. Sylvain, qu°un séjour prolongé à l°hôpital durant son enfance rendait morbide, renoue avec la biologie comme science du vivant... Les résultats sont  spectaculaires et Simon disparaît progressivement du récit.

L°impératif du verbe

A l°appréhension du réel par l°introspection et la formulation, Leslie Kaplan oppose la démarche d°Eva. En contrepoint aux logorrhées des séances, la jeune femme, que Simon a juste entrevue lors de sa conférence, agit. Josée, son amante dont le père est chauffeur de bus, est obsédée par les cars fluos pour touristes qui dénaturent et violent l°harmonie des monuments parisiens ? Eh bien, de la même façon qu°elle a tué le mac de sa maîtresse, Eva décide de tagger les véhicules. Comme pour l°héroïne, le mal-être vient de l°extérieur, des autres, en l°occurrence des hommes, il convient donc de changer le monde.
Dès l°intervention d°Eva, Simon Scop pressent son mode opératoire à la Robin des Bois. Le crime ne l°étonne guère, pas plus que les tags. En écoutant un bulletin d°information à la radio, il apprend que la mention « Je veille » a été bombée sur les carrosseries. Il y reconnaît la provocation altière de la jeune femme, la maîtrise qu°elle souhaite exercer sur le réel. Mais, d°emblée, il sait que ces actes sont vains. Tout au long du roman, le psychanalyste tente de retrouver Eva pour la convaincre de sa méprise : si l°on peut contourner la malédiction, impossible d°échapper aux mots.
 Et si le père peut vous envoyer à la noyade, c°est que le mot père résonne pour vous, résonne et commande. Tout s°enchaîne, comme dans un rêve, tout peut arriver, même l°impensable, du moment qu°on le pense » , expliquait le conférencier à propos de Georges, le personnage de Kafka. Eva a réalisé « l°impensable », guidée par le « tu crois que je ne vais pas tirer parce que je suis une femme » qu°elle prononce sous le coup de la colère et qui l°invite à tirer. Impérativement. Elle saute ainsi à pieds joints dans la malédiction... La fin du roman donnera raison au psychanalyste.
La rébellion du roman
Avec l°histoire d°Eva, Leslie Kaplan démontre, par l°absurde, que le langage est constitutif non seulement de notre personne mais aussi de nos actes. La parole en elle-même est déjà une manière d°agir (Quand dire c°est faire, pour reprendre le titre d°un ouvrage du linguiste John Langshaw Austin). Afin de ne pas en être les jouets, il faut comprendre les mots avant de s°en servir. 
A l°instar de Simon Scop et des analysants, l°auteur tente, par le verbe, d°approcher le plus intimement possible le réel. En chef d°orchestre spécialiste de la polyphonie, la romancière multiplie les personnages, les voix mais aussi les modes discursifs comme autant de chemins pour saisir ce qui se dérobe.
Les séances d°analyse, quand bien même elles relèvent de la fiction, sont dénuées de tout commentaire. Le lecteur pourrait aisément imaginer qu°elles ont été enregistrées par un magnétophone posé dans le cabinet de Simon, juste un peu réécrites pour en faciliter la compréhension.
 A cette matière  « documentaire » se juxtapose le romanesque. Personnage de tragédie, Eva en est l°épicentre. C°est vers elle que convergent l°intrigue et les recherches de Simon. Leslie Kaplan ne cherche pas la vraisemblance au sens propre du mot. Eva est davantage une allégorie comme Miss Nobody Knows l°était dans le roman homonyme. Nullement inquiétée par la police après le meurtre, par exemple, l°héroïne évolue dans un univers onirique qui cependant s°effrite douloureusement au contact du principe de réalité.
Mais au-delà des heurs et malheurs de la jeune meurtrière, les mots sont les véritables héros du roman. Et Leslie Kaplan, qui pose en postulat le primat du langage, introduit dans Le psychanalyste, une dimension réflexive sur la création. Ainsi le discours de la narratrice, compagne de Simon Scop et réalisatrice de documentaires, porte notamment sur la transcription de la réalité dans les films de Charlie Chaplin, sur la rhétorique de l°image que le metteur en scène utilise, par exemple, pour sauter de Landru à Monsieur Verdoux. De même les citations de Kafka, l°écrivain préféré d°Eva et de Simon, scandent le roman. Louise, une des analysantes, explique à la fin du Psychanalyste : « Les assassins, contrairement à ce qu°on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu°elle est. 
Ils assassinent quoi ? Le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.
Kafka dit qu°écrire, l°acte d°écrire, c°est mettre une distance avec ce monde habituel, la distance d°un saut. » 
Et c°est bien là l°ambition de Leslie Kaplan : transgresser la malédiction par l°écriture. Ses phrases sobres ne cèdent en rien à la facilité d°une rhétorique emberlificotée, rigoureuses comme l°architecture de son roman. Son style exigeant invite le lecteur à l°être aussi pour se départir du cercle vicieux de sa malédiction et vivre debout, rebelle. 

Marie Gauthier
 

Leslie Kaplan, Le psychanalyste, Depuis maintenant, 3. P.O.L. 460 pages. 130 F
Leslie Kaplan a publié auparavant Miss Nobody Knows et Les prostituées philosophes, premier et deuxième volet de Depuis maintenant, chez P.O.L.

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