Résistance

Un vain mot, désuet, déraciné, comme déconnecté de ses clichés, lancé un beau jour dans un atelier d’arts-plastiques du lycée Camille Claudel de Vauréal. Au milieu des effluves de peinture et de vernis, des tables usées quadrillées de rainures, le terme semble creux. C’est pourtant autour de celui-ci qu’il nous faudra composer. Créer à partir d’un mot, un seul. La tâche nous semble ardue, trop vague peut-être, pas assez définie. Nous voici en quête. Certains pensent à la guerre, d’autres, à la tentation. La réponse s’impose pourtant d’elle-même, elle est là, sous nos yeux. Dans ces maisons esseulées, en proie au lierre, qui font face aux routes, dans les cheminées orphelines de Pierrelaye sur lesquelles serpentent des lianes et ces terriers de lapins creusés dans les talus artificiels de la préfecture. La nature fait quelques timides percées dans ce quotidien urbain, pollué, comme autant de signes visibles sans qu’ils soient perceptibles ou qu’on les remarque vraiment. Sur un chemin isolé, la branche d’un grand cèdre frôle le toit des voitures, menaçant de s’écrouler. Les coquelicots solitaires poussent sur les voies ferrées du RER. Les pigeons font leur nid dans les piliers gris de la gare. La nuit, les rats se lancent à l’assaut des poubelles du parvis de la Trésorerie.

Nos villes sont moyennes, elles ont trente ans, quarante ans tout au plus. La résistance, ou curieuse persistance de cette nature se fait plus évidente pour qui sait y voir, pour qui prend le temps. Nos réalités coexistent, nous faisons partie du même éco-système. Armée de mon appareil, je m’élance donc sur les trottoirs, au bord des départementales. Je dévale les pentes, défis les bretelles d’autoroutes infranchissables. Je ne sais pas si cela a le moindre sens, une valeur quelconque, peu m’importe. Ce que je sais, c’est qu’au petit matin les lapins sortent par groupes pour se délecter fébrilement des pelouses qui garnissent les esplanades des 3 Fontaines, avant que le centre commercial ne soit assiégé. Je sais que les rats leur disputent le terrain, et finissent par succomber aux restes de sandwichs qui jonchent nos espaces. Je les traque. Pas facile, ils sont craintifs et rapides comme l’éclair. L’un des petits rongeurs se précipite, il passe sur mon pied puis disparaît. L’écho de son contact furtif résonne encore sur ma peau. Je m’en amuse.

En attendant le train, je remarque qu’un autre des leurs a élu domicile dans un trou du quai de la gare de Cergy-le haut. L’heure passe, il tard, le RER est supprimé. J’attends. Je l’aperçois qui sort, il glisse comme une ombre sur les câbles d’une installation électrique, se cache entre les pierres brunies par les fumées. Je me penche, m’accroupis pour le déceler. En vain, le train arrive, il le sait bien, les vibrations monstrueuses qu’il ressent alors ne le trompent pas. Je ne l’avais pas encore remarqué. D’ailleurs, quand j’y pense, il n’est pas loin de cette plante qui n’a jamais quitté son coin, près de l’escalator droit. Au fil des ans, je l’ai vue pousser, puis dépasser la bordure du quai jusqu’à venir caresser la rame. Elle prend ses aises, personne ne s’y oppose. Elle est un repère fidèle pour tout voyageur qui souhaite attraper la première voiture avant que les portes ne se ferment.

Qu’adviendra t-il de ces sursauts... Dépendent-ils de notre action ? Ou s’adapteront-ils, au contraire, aux transformations et métamorphoses opérées sur le paysage francilien ? Quelques années après, je me souviens de la ferveur de mes lubies créatives. L’envie me prend de poursuivre mon enquête, d’aller dénicher sur les routes, par les villes, ces traces d’une présence parallèle à notre existence, qui témoigne de l’hybridité de notre territoire et du paradoxe de notre société, coupée de ses racines qui pourtant sont encore à ses pieds.

Joanna Wadel

4 février 2017
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