Saint-Denis scriptor : la ville àlire

Pour faire un point – àmi-parcours

Ce qui m’intéresse dans le projet de St-Denis scriptor : la ville àlire, après six mois de sa mise en réalisation, c’est de voir entre les lignes ce qu’il est devenu et ce qu’il semble pouvoir en advenir àla rentrée de septembre.
Soit la classe d’italien de 1re bilangue de Sandra Millot, professeur au lycée Suger – dans le quartier du Franc-Moisin àSt-Denis. Le mercredi – quand les élèves m’attendent dans la salle A217 du 2e étage – nous parcourons deux heures de littérature exigeante en parlant en écrivant – et en jouant aussi.
Les élèves se sont emparés de ma proposition pour en faire autre chose – leur objet. Non que la classe ait déplacé ou détourné les termes de la proposition telle que je l’ai faite. Ils l’ont déchiqueté tout vif pour en garder le noyau – un grain. À partir de l’axe mystérieux qui préexistait – dirait-on – ils ont affirmé leur désir de raconter une histoire – leur histoire ? – en l’écrivant. Ils ont tout pris et tout abandonné pour tout recommencer.

LA LECTURE

Chaque séance ne commence pas comme je l’avais imaginé par une heure de lecture chorale – àvoix haute – du roman d’Italo Calvino Les Villes invisibles (Le cittàinvisibili) – qui doit autant àun imaginaire de grand explorateur qu’aux utopies de la France des Lumières.
Comme je n’allais pas laisser les élèves seuls face au livre, j’ai décidé de lire et faire lire en classe une grande partie de l’Å“uvre. Ils seront confrontés àun roman plutôt "déroutant" dans le sens où il tient également de l’essai. Ceux qui le souhaitent en liront l’entièreté chez eux.
Nous avons entamé Le Baron perché – non sans que ma proposition ait d’abord soulevé une forêt de boucliers anti-lecture Pfouououuuh… et une forêt de questions. Interrogations – l’air de rien – profondes et provocatrices tournant toutes autour du À quoi ça sert – on sait déjàlire, non ? Le plus intéressant c’est que ce sont mes féroces interrogateurs eux-mêmes qui ont apporté les éléments de réponse – sans doute nécessaires en préalable d’un court mais intense marathon de lecture. Éléments de réponse apportés sur le ton d’une découverte. Comme s’ils savaient sans savoir.
J’ai donc lu un premier chapitre avant de passer le relais. Chacun lit un paragraphe ou quelques lignes substantielles et on passe au voisin. On se met àdeux pour les dialogues. Dès lors la lecture, bien que sans cesse interrompue par des demandes de définition de mots, n’en a pas moins été fluide et belle. Un accord semble s’être immédiatement mis en place. On a certes àfaire àun type d’exercices inenvisageable en cours, mais qui donne licence àaller dans des voies également inédites. C’est la valeur aussi, de donner dans l’exceptionnel.
Lire àvoix haute àplusieurs. S’embarquer dans un livre entier commencé depuis le début... Il y a une certaine ivresse un peu, et la crainte bientôt qu’on lise comme ça tout le livre… Lire de cette systématique façon, ils ne connaissaient pas.
Tous les élèves liront. Un garçon d’origine marocaine tout juste arrivé d’Italie – trop malheureux pour prendre d’emblée plaisir àlire la langue de l’exil et langue contrainte – a bénéficié de la bienveillance de ses camarades – d’abord moqueurs. Parce qu’il se sent encouragé, franchir les obstacles de la lecture àvoix haute va l’aider àacquérir un meilleur niveau de parole en français – et às’enhardir dans l’écriture.
Que la lecture àvoix haute soit un acte, j’y insiste. La salle où nous travaillons se situe dans l’"Espace Roland Barthes" du bâtiment. Je dirai donc trois mots de l’auteur des Mythologies avant de donner son point de vue sur la lecture àvoix haute en quoi il voyait un cadeau – un geste oblatif. Une offrande àl’auditoire. De fait chacun ira de sa participation active àla séance – dans le développement du processus. Même si on n’a pas écrit aujourd’hui. Ou si on est mécontent ou insatisfait de sa production. Un moment de lecture – posé comme acte – fait exister le continuum du projet sans entamer la valeur – pour soi – qu’on y trouve.
Aux séances suivantes je me contente d’indiquer le paragraphe. L’ensemble de la classe – chaque lecteur l’un après l’autre comme Sandra Millot et moi – écoute dans un écrin de beau silence.
Il y a la lecture base de départ – du roman de Calvino. Il y aura la lecture des textes que les élèves vont produire. Et quand ils auront intégré ma présence dans leur espace familier, quand les résistances se seront dissoutes et qu’ils auront pris leurs renseignements en ligne sur mon parcours et mes livres sans que je leur propose ni demande rien, il y aura la lecture de Comment faire une danseuse avec un coquelicot. Un éloge de la métamorphose où il est question de lecture aussi, d’amitié et du plaisir de jouer avec les images et les mots. Avec des passages sur la transmission et le souvenir. Un de mes livres plutôt "déroutant" làaussi – impur comme tous mes titres puisqu’ils tiennent tout autant de l’essai.

LE PERSONNAGE

Le personnage narrateur, le héros de l’histoire qui s’écrit, est une fille de St-Denis. Leïla. Évidemment tout est mis au vote àmain levée : son prénom, la composition de sa famille, ses trajets dans la ville et ce qu’elle fait quand il n’y a pas classe... Même en freinant les discussions, la mise en place prend du temps.
Au tableau un élève qui "forme bien ses lettres" prend note des données approuvées – afin que tous s’accordent et puissent recopier.
Sandra Millot note en souriant que les éléments principaux qui composent le personnage sont issus de la biographie des élèves. De ces éléments – comme en manipulant des briquettes de Lego – nous allons réaliser une construction nouvelle. Toutes les Leïla d’ici – qu’elles soient réelles ou le personnage fictif né de l’atelier – vivront dans des espaces aussi réels qu’inventés. Au bas du lycée, au coin de la médiathèque Ulysse – où aucun n’est jamais allé sauf petit avec la classe – des panneaux de travaux annoncent la création bientôt d’une placette, d’un escalier, d’une voie piétonne, d’une rue et d’un parvis. Et encore une plantation d’arbres et la construction de logements pour étudiants et jeunes travailleurs...
La ville en devenir – qui n’existe pas encore – voilàoù vivra Leïla – dans un St-Denis neuf et inventé et encore àvenir.

L’HISTOIRE

Je pose des questions comme quand on joue enfant, afin de conduire les participants àforger les personnages et articuler les situations. Pas trop de préalables cependant : laisser àl’écriture de faire surgir l’événement grand ou petit.
Le personnage est porteur du récit – écrit en langage direct comme tous mes livres. Il me semblerait moins pertinent de parler de mon travail ou d’en faire – àfroid – le moindre exposé que d’en ponctuer le cheminement par des annotations sur mes façons de m’y prendre. – Si je vous demande de relire encore et encore c’est pour se garantir de maîtriser le texte. Je ne fais pas autrement, je me relis cinq fois, dix fois...
Me paraît essentiel de rendre accessible un processus – composer une histoire, réaliser un texte qui ait une forme et affirme sa singularité. Et ce n’est peut-être pas la plus mauvaise façon de transmettre un outil que d’en indiquer l’usage – celui qu’on en fait et d’autres tout aussi possibles.
De même je n’expose pas une histoire de la littérature mais conte volontiers – au cours des différentes tâches et des exemples qui interviennent – la manière de faire de tel ou tel auteur. La littérature est vivante. Il y a l’étude des textes et cette approche très présente – participative de leur vie ici – que le projet permet de développer.

SÉQUENCE APRÈS SÉQUENCE

Défi àla linéarité romanesque àl’exception notable de la chronologie d’une année scolaire.
L’avancée du texte : Au début de chaque séance je propose l’argument d’une scène dans la vie du personnage. Un moment dans sa vie àSt-Denis. Des bonheurs, des conflits, des imprévus… Les élèves suggèrent des restrictions ou des développements qui permettent d’affiner et de préciser. S’il n’est fait suggestion d’autres scènes ou de contre-propositions. De chaque segment de discussion nous garderons un point capital qui sera repris et développé. Vite ensuite, crayon papier. Et on avance comme ça.
J’ai pensé àun moment qu’il serait bon d’organiser les séquences selon un plan ou un fil directeur. L’effet négatif a été aussi immédiat que si je m’éloignais en "lâchant l’affaire". Autant le bout àbout – après discussion d’organisation quand même – fonctionnera bien, autant le plan ni le moindre fil rouge ni ligne directrice ne saurait convenir. Et quand une de mes propositions ne trouve pas d’écho, c’est le caractère d’authenticité qui paraît mis en péril. Comme si je proposais de jouer faux tout àcoup.
On compose donc séquence après séquence. Sitôt décidée sitôt mise àl’épreuve du papier. Le récit progresse également par détails et petites surprises. Choisir un début aura été la grande affaire. Après quoi composer un minimum revient àrecréer un climat proche de ses rêves et en accord avec la vie.

ÊTRE À PLUSIEURS

Le dialogue lu chez Calvino aurait-il conduit une possibilité de l’écrire ? La circulation de la parole – incroyablement vive et vivante conduit-elle "naturellement" l’échange ? Le dialogue a d’emblée mis tout le monde àl’aise – comme si cette forme leur préexistait.
Le truc, ai-je dit pour préciser, quand on croit àla parole et qu’on tente de l’écrire comme on fait làet comme je le fais dans mes livres – qui sont de la parole construite-, le truc c’est de prononcer àvoix haute ce qu’on souhaite écrire. Et ensuite on l’écrit en le débarrassant de ce qui est en trop – moche ou répétition inutile… On dégraisse pas mal dans un deuxième temps.
Ça fait comme dans les films ?
Et là, vous pouvez vous mettre àdeux si c’est plus facile. Varier le langage, les points de vue… Mais ! À voix basse bien sà»r. Comme font les scénaristes – oui, justement.
Alors ils s’y sont mis àdeux ou àtrois. On a demandé àchanger de place pour former le duo ou le trio. L’enthousiasme est aussi bien distribué que les regroupements. Et on s’est collé au travail avec une concentration accrue. Parfois vraiment on s’est passionné. Donc oui. C’est parti !
Le succès remporté dès les premiers dialogues a décidé les élèves pour continuer àtravailler àplusieurs. Et c’est un des paradoxes de tout atelier d’écriture que de se rassembler pour réaliser une tâche qui requiert avant tout silence et solitude. Une tâche dont la solitude est la première condition. Très peu désormais travaillent chacun devant sa page. Et il n’est pas rare de voir le solitaire migrer vers un duo en cours de séance – l’alternance est de mise. On développe une description dans son coin et on l’apporte àson binôme. Plus besoin de perdre du temps àcontrer l’autorité quand on est assez autonome et motivé pour s’organiser soi-même.
Il y a le besoin de se conforter àplusieurs, d’affronter l’inconnu, l’inédit de leur propre écriture singulière. Le plaisir de mêler son ton àcelui des camarades avec qui on s’entend bien. La profonde satisfaction de faire coïncider l’existence et le travail. Quand ce qu’on est s’accorde àce qu’on fait.

UNE BIBLIOTHÈQUE AUSSI GRANDE QUE ST-DENIS

Il fait froid le 1er avril de notre sortie en ville. Il est question de noter des noms de lieux, de moissonner les mots de St-Denis. Nous n’irons pas àla basilique, il semblerait que tout le monde "la connaît". Une bruine froide achèverait de naufrager le peu de bonne humeur si la bibliothèque centrale n’était ouverte. Alors que nous ne sommes pas attendus – pas en tant que groupe en tout cas – la bibliothécaire àqui je me présente brièvement – cependant que le groupe s’abat bruyamment sur les sièges – vient présenter non seulement le lieu qui nous accueille bien àpropos mais le vaste réseau des bibliothèques de la vaste commune. Quelle découverte. La bibliothécaire apprend qu’il est possible d’emprunter non seulement autant de livres qu’on en désire, mais aussi des CD, des DVD… C’est bien, ça a l’air bien, dit-on dans le groupe. Un élève a l’air ravi d’ "une bibliothèque aussi grande que St-Denis". Ici ou làj’ai entendu qu’on irait. Et la plupart des petits dépliants informatifs ont soigneusement disparu dans les sacs.
Au cours de sa présentation du réseau, la bibliothécaire a dit que le projet – notre projet – l’intéressait. Un élève me signale l’incise dans l’escalier vers la sortie : Elle a même pas lu ce qu’on a fait. Elle a confiance, je dis.

REPRISES ET CORRECTIONS

La première version arrive rapidement et s’arrête aussi un peu trop rapidement. Il ne va pas de soi de produire un texte long et développé – sans filet référentiel ni consigne. Je passe entre les tables et encourage àpoursuivre – àreplonger dans la situation et les mots. On dirait, ça pourrait... Alors tout vient àpoint et on se plaît àreprendre et aller plus loin.
Je corrige très peu – et jamais sans l’accord des auteurs. Conformément – dans les grandes lignes – au petit précis que j’avais donné il y a quinze ans àla maison des écrivains : Dégraisser le brouillon.
Je fais confiance aux élèves. Copier les textes dans l’ordinateur en essayant d’améliorer l’ensemble est un retravail important. La richesse et la beauté des textes viennent de ce côté tels quels. Et le fait de représenter tout ce dont ils peuvent s’emparer pour continuer.
J’indique des portes, j’ouvre des voies possibles dans la jungle serrée des possibilités et des difficultés. En aucun cas je n’écris pour eux.

CHACUN SA PLACE

Chaque fois qu’un de ces groupes de travail d’écriture marche c’est qu’il se fonde sur un accord incontestable entre invitant et invité. Une sorte d’harmonie d’usage et un préalable nécessaire. Je suis l’invitée de Sandra Millot professeur d’italien qui a souhaité faire bénéficier sa classe de l’apport de l’écrivain que je suis. Nous avons eu plusieurs conversations vraiment passionnantes avec Sandra qui mène de nombreuses activités France-Italie et aussi avec des partenaires comme le théâtre Gérard-Philipe ou France-Culture. Dans la poursuite de cet échange, j’ai fini par proposer àSandra un projet pour sa classe. Quelle chance de pouvoir essayer de le réaliser.
Sandra àsa place et moi àla mienne. Pour s’en tenir aux points de langue, nous n’en sommes pas du tout les mêmes gardiens. Sandra fait observer la règle quand àl’opposé je permets l’ouverture débridée du lexique qu’en classe ils ont interdiction formelle d’utiliser. Et tandis que j’engage àcette liberté d’expression – pour relire et resserrer ensuite – Sandra rappelle l’interdiction du même usage de ces mêmes mots dans les devoirs. Tout est clair et clairement défini : la langue des leçons n’est pas la langue de la création.
Si face aux élèves, nous n’intervenons pas dans les questions qui ne nous sont pas spécifiques, nous nous élevons d’une seule voix pour barrer aux mots orduriers. Et je ne manque pas de signaler que si un mot injurieux ou "gros mot" placé une fois dans un dialogue peut tomber juste et être fort, répété, il amoindrit l’ensemble.

L’ÉCRIVAIN DANS LA CLASSE

La vie des élèves est enclose dans la cité et le lycée. Et bien qu’ils en parlent d’abord dans les termes de contraintes, Suger est leur pré carré, l’espace de la confiance et de la bonne familiarité. Làoù est la plus grande exigence est aussi la plus grande sécurité. Leur lycée est un sanctuaire. Rien d’étonnant si les élèves – venant de familles grevées de difficultés – ont un problème avec "l’étranger", comme dit sans fard le professeur d’italien. Des efforts sont attendus – très vite – des deux côtés.
Et puis les élèves marchent à"l’affectif" – comme on dit. La confiance n’est jamais déjàaccordée. Lors de mes premières visites, quand je m’adresse àeux, ils regardent Sandra Millot – cherchant l’assentiment de leur professeur. Respect et jeu de contraintes – on s’apprivoise. Ils ont attendu cinq ou six séances pour m’accueillir véritablement. Il y a eu ce matin où je me suis sentie attendue par une salle aux dos droits et comme redressée. Les élèves qui sourient peu – comme moi, du reste – me paraissaient radieux. Absolument contents. Assez vite – avant même que je pose mon sac – deux élèves ont lancé, On vous a vu sur iTunes, madame. Vous êtes sur Wiki. Vous avez écrit pleinnnnnn de livres ! Les choses étaient scellées quand j’ai proposé d’apporter – en effet – pour la prochaine fois Comment faire une danseuse avec un coquelicot.

LE RITUEL

Ils viennent àdeux ou trois me chercher dans la salle des professeurs où – toujours un peu en avance – je me dirige d’abord. Ils arrivent àtoute blinde comme si j’allais m’envoler. Ce qui a eu lieu une fois se répète et doit se répéter – le rituel rassurant. Et les cinq minutes d’attente àl’entrée de l’espace Roland Barthes sont tout le moment où des propos personnels peuvent s’échanger.
De cette façon gentiment ritualisée, je fais maintenant partie de leur vie au lycée. J’ai acquis le plein droit non seulement de partager la salle de classe de Madame Millot, mais en son absence, de chercher un feutre de tableau – par exemple – dans l’armoire pleine de livres et de fournitures.
Parce que les places sont aussi librement que fermement assurées, chacun est assuré de son rôle et connaît sa partie. Confiance et liberté vont àl’amble.
Avec la rapide avancée du bac de français, la séance commence par un bref salut et déjà : Elle en est où, Leïla – on est àquelle époque de l’année, là ? Vous penseriez quoi de ?... Et si elle... Un doigt se lève : On s’est dit justement... La scène est vite précisée – il faut battre le fer quand il est chaud et les équipes en silence se sont déjàformées. Tout le rituel est àprésent celui du travail – tout àla réalisation par les mots. Le temps n’est plus aux résistances et petits jeux pour différer ou se mesurer. On est impatient de doter le personnage d’une vie... D’étoffer l’histoire et de tout connaître plus avant.

NOTRE PARLER EN LANGUE DE RUE

Je reviens àla langue. La possibilité d’inclure librement leur langue la plus familière – l’arabe des jeunes ici – a joué les ouvroirs de littérature potentielle. Des mots arabes émaillaient les textes. Moins l’arabe classique – écrit ou parlé – des parents que leur langue àeux, riche d’apports multiples.
J’ai acquiescé après avoir demandé de quelle langue exactement il en retournait. Et pour la clarté, que chaque mot qui ne figure pas dans le dictionnaire soit précédé d’une astérisque avec un renvoi de traduction en bas de page.
On aurait pu souhaiter varier le langage – non. Ils en ont un – en plus des quelques autres mieux admis – et c’est déjàbeaucoup. Ils aiment ce langage fait de variations justement. L’arabe parlé en est la base. Solide et le plus communément répandu. Les rares élèves blancs – les élèves d’origine alsacienne ou normande ou d’une lointaine Italie transplantée àParis avant la guerre – parlent autant cet arabe de rue et enfantin, émaillé de rom ou de verlan que les enfants d’Afrique ou du Maghreb. Tous usent du même vocabulaire. Comme s’il n’y avait qu’une langue de parole – le Franc-Moisin. Cet "arabe de rue" qui est LE parler généralisé. L’écrire les fait rire. Lire àvoix haute des textes qui lui font la part belle – àce paria – les met en joie. Mais n’oubliez pas l’astérisque et la petite définition en bas de page !

LES DÉBATS

Des points importants restent en suspens. Je ne parlerai pas ici des questions soulevées par la place prépondérante des hommes et des femmes – dans la maison et dans la cité aux deux sens du terme. Leïla ne pourra éviter – par exemple – le conflit avec son frère bien-aimé mais un peu trop possessif.
Des questions premières arrivent vite : aimer St-Denis au point d’y rester toute la vie ? Partir rester mais comment et àquelles conditions ? Qu’est-ce qui retient ?
Une partie des élèves voit Leila devenir avocate quand d’autres l’imaginent travailler dans la recherche cosmétique. Un troisième bloc veut la laisser attendre pour ce qui est de décider – ils trouvent que c’est un peu tôt pour décider.
Oui mais rêver ! Elle peut rêver ! C’est quoi, son rêve ? disent les tenants du barreau.
Tout le monde rit en argumentant. On se croirait au forum ! C’est que la fille inventée devient de plus en plus réelle.
Alors il y a des débats. Compréhension et incompréhension mutuelles. Non sans sidération quelquefois. Si je leur apprends des choses, les élèves m’enseignent.

CETTE HISTOIRE-LÀ C’EST NOTRE HISTOIRE

Il y a le moment où ils comprennent que l’ambition signifie le travail. Si on veut devenir avocat on doit en passer par la case travail. Il y a un temps d’arrêt – un moment de stupéfaction pure. La fille qui le matin se lève quand il fait encore nuit pour faire le ménage et préparer un tajine pour les petits frères avant d’attraper le bus pour arriver àl’heure au lycée, qui ensuite se frite avec les profs qu’elle ne supporte pas et après va au square retrouver ses amis avec qui elle rigole et raconte sa journée avant de rentrer chez elle où les grands frères la réclament pour qu’elle leur prépare les plateaux télé avant l’heure du foot n’a aucune chance de réaliser la moindre ambition ni de s’en sortir.
Il y a le moment où la bulle d’illusion qui vous aide souvent àne pas vous effondrer explose sans bruit dans l’air de la classe. Non, les choses n’arriveront pas comme ça, sur un claquement de doigts, comme àla télé – il n’y a rien de magique. Ce serait plutôt àl’image de l’atelier. On propose un cadre, on donne un point de départ et ça devient autre chose. Plus étroit, plus ardu – mais quand même quelque chose avec une forme et une réalité dont on a plaisir às’emparer parce que c’est nous qui l’avons créée.
Ils ont saisi dans leur expérience même qu’écrire est un acte. Écrire pour éclaircir, je dis, citant Yourcenar. On pose quelques mots – sans même faire de phrase – et peu àpeu on est comme allégé. Écrire est une chose àsoi et de laquelle on est également responsable.

DONNER DE LA VOIX

La lecture de son propre texte àvoix haute est toujours une épreuve. Le moment le plus difficile. La surprise àSuger vient de ce que non seulement les élèves veulent lire mais qu’ils savent le faire.
Non sans signe de timidité au début. Il faut souvent dénouer d’abord les bras, relever le menton, faire sortir de la cachette de ses cheveux. Cependant quel incroyable élan. Si peu de refus. Ils ont plaisir àlire leurs textes debout face àla classe. Mise en voix spontanée et pour ainsi dire chaque fois aussi joyeuse que réussie.
Voilàqui va les aider àaccéder plus avant àsa propre écriture.
Non, ils n’aiment pas. Ils adorent. C’est le grand kif, madame. C’est vrai. Lire pour les autres. Ils ne disent pas Lire àvoix haute mais Lire pour les autres. Roland Barthes et son geste "oblatif" bien reçus.
Sandra Millot se propose d’adjoindre un enregistrement sonore de ces lectures àla rentrée. Une lecture in extenso des textes réalisés est prévue en première séance de septembre. Ce afin de présenter le projet aux nouveaux venus et de les inviter ày entrer. Nous attendons beaucoup de cette séance.

TRADUIRE BABEL

Sans arrêt, entre eux et àleur professeur ou àmoi, les élèves se demandent et demandent Comment on dit ceci et cela ? Entre l’italien et le français. En anglais dans la mesure où ils utilisent des mots attrapés àla télévision – dans les séries américaines notamment – sans en connaître plus que le son. J’interviens àl’occasion pour restaurer un mot anglais maltraité mal connu. Je ne manque pas de faire intervenir le latin pour donner l’étymologie.
Traduire intéresse. Les passerelles d’une langue àl’autre fascinent. Sandra Millot a d’ores et déjàinvité un traducteur d’italien pour septembre prochain. Le ciel fasse que les tracas administratifs n’empêchent pas sa venue.

LA FICTION CONTRE L’ILLUSION

Leïla inventée est de plus en plus réelle.
La fiction commence àsaper la doucereuse illusion. Tout ce qui détonne dans l’une ou l’autre des aventures de Leïla est impitoyablement écarté. Le bercement qu’il y a àuser de clichés et àconformer son désir àla doxa de la consommation et des marques n’est plus de mise. Rejeté làencore.
Les élèves osent davantage s’avancer vers le réel et ils semblent éprouver dans leur expérience la force des fables. Et la valeur évocatrice de la voix – la leur, proférant leurs textes – avec la perspective d’utiliser les outils d’aujourd’hui, leur apporte une grande confiance en eux. La liberté c’est ce qu’il y a de plus difficile.

Ce que la classe bilangue de ce lycée ordinaire et si particulier apporte aux élèves – avec les voyages en Italie et la possibilité d’accueillir des artistes – ce n’est pas seulement de pouvoir se situer dans le monde au-delàdu quartier, de la cité. C’est également se projeter en tant qu’occupant légitime d’autres places – auparavant inimaginables. C’est approcher de ce personnage dont peut-être on entretient le rêve secret. Raconter l’histoire d’un autre et qu’elle soit plausible entraîne de la doter d’assises réelles. Et partant, de mieux éprouver tout cela pour soi.
C’est paradoxalement en traitant l’imaginaire avec le plus grand réalisme que les élèves parviennent àen retranscrire le fort pouvoir évocateur. Les histoires que l’on se raconte àplusieurs viennent délivrer les adolescents du labyrinthe quotidien.
Le moment de la lecture àvoix haute des textes est désormais attendu de tous les côtés avec une hâte égale. On a autant envie de s’y coller – de théâtraliser ce qu’on vient d’écrire, de lui donner vie, que d’entendre quelles vies les autres prêtent àLeïla.
Et si le désir d’écrire se confondait avec le très ancien besoin de s’entendre raconter des histoires ? À commencer par les leurs revisitées au prisme désormais plus brillant de sa propre vie. Les histoires remplissent un vide – peut-être bien. C’est avant tout un besoin. Un insatiable besoin de fiction.

TOUT VA AU LIVRE

Tout peut bientôt entrer dans le livre.
On peut lui faire dire ce qu’on veut, àl’histoire !
Et tout correspond, au fond.
À présent que le livre àvenir a commencé d’exister, c’est un texte collectif, un lieu où tout converge et qui est capable de tout absorber. Ce n’est pas en cours que Leïla fait la connaissance d’Italo Calvino mais àl’arrêt de bus où elle trouve un vieil exemplaire des Villes invisibles.
Le cahier de poèmes d’Alissa. Elle ne sait pas si elle a envie qu’on dise que Leïla écrit des poèmes et qu’ils soient en cahier àpart en fin du texte. Elle hésite, aussi je présente la chose àla classe. Applaudissements.
On n’a pas fini de se laisser déstabiliser au gré des narrations ou déclarations que le récit agrège pour les digérer. Chacun semble prêt àse laisser conduire on ne sait où si ce n’est àune nouvelle façon de regarder et de comprendre le monde. Ce qui m’intéresse dans le projet de St-Denis scriptor : la ville àlire, après six mois d’une passionnante mise en réalisation, c’est entre.

19 août 2015
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