Sébastien Ménard | Bucarest

 

 

 

“ C’est la Roumanie. Un pays qui semble étonné par sa propre existence. Des Mercedes et des Range Rover dernier cri passent sur les routes tandis que sur les bas-côtés cheminent de vieilles femmes avec des hottes sur le dos et, sur les épaules, des râteaux et des fourches en bois dont la forme n’a pas changé depuis des siècles. Aussi bien les Range Rover que les fourches sont absolument réelles, parce que le temps roumain est structuré d’une manière si subtile que la notion d’anachronisme ne s’y applique pas. Tout se déroule simultanément. Des attelages d’ânes avancent en cahotant et des troupeaux de bétail traversent les routes principales à l’ombre de la centrale nucléaires de Cervnavodă. Dans les villes, on voit des filles de campagne en habits traditionnels et, dans les villages, des garçons habillés comme des rappeur sur MTV, les Tziganes qui sortent de taudis innommables ont l’apparence et la fierté des hidalgos espagnols : chapeau noir, ceinture de cuir cloutée d’argent, santiags avec des boucles en or… Oui, j’aime aller là-bas, parce que la Roumanie, c’est le chaos, le foisonnement, l’imprévisible et le paradoxe. La Roumanie est un exercice rafraîchissant pour l’esprit habitué à des solutions banales et évidentes. ”
Andrzej Stasiuk, Fado, éditions Christian Bourgois.

 

 

 

 

 

 

À Constanţa, nous avions dormi dans un hôtel des temps passés. C’était rouille-rouille — poussière et crasse. Peinture effritée — rideau poussière — moquette — mobilier brun foncé. C’était la fenêtre ouverte sur la rue et le soleil pour s’engouffrer dedans. C’était ça et je disais dans le même temps que c’était beau, que c’était magnifique — et poussiéreux. Le matin nous buvions un thé infect dans la grande salle à manger. Le pain était sec et vide. Ça sentait un mélange de tabac froid, d’alcool, de désinfectant et d’œufs brouillés. Nous sommes restés deux nuits. C’était un genre d’expérience — une expérience obligée par la fatigue. Puis nous avions pris la route de Bucarest. Larges boulevards. Immeubles en béton. Supermarchés jaune rouge. Vulcanizare. Station de lavage. Asphalte irrégulier. Chiens. Citerne en fuite. Gyrophares. Diésel. Tous ensembles sur une tonalité continue — un grondement de soupapes, de portières, de pneus, de cris, d’annonces, d’échappements et de distributeurs automatiques. Gobelets. Billets. Béton. Bande rugueuse.

 

 

 

 

 

 

(…) notre dernière nuit avant Bucarest, nous l’avions passée auprès d’une forêt. La route, c’était une longue suite de villages, de jardins, de légumes et de fruits. Bêtes vivantes — bêtes mortes. Nous avions dit : « c’est quand même le pays des bêtes ici ». Nous avions traversé cette forêt, la forêt de Luica — je crois que c’était son nom. Nous pensions être seuls, là, à l’abri de ce reste de forêt. Nous pensions à la plaine, à la solitude de la plaine, aux grands espaces de la plaine. Ça grouillait de camions — de trucks. Ils charriaient le maïs ensilé. C’était jaune orange des soirs de septembre. À l’ouest de la forêt de Luica, nous avions fini par dire « ce sera là pour cette nuit ». Bien sûr, on ne vit pas la dernière nuit dans la plaine de l’est avant d’entrer Bucarest comme une veillée d’armes.

 

 

 

 

 

 

(…) peu à peu les bêtes de moins en moins — des bagnoles plus — de grosses berlines aux vitres noires, des trucks, toujours des trucks chargés de quoi ? Mais les bêtes de moins en moins. Les villages de plus en plus serrés. Les femmes, sur les bancs devant la maison. Ça restait un peu, les femmes assises là. Les hommes sous l’abri de plastique des Magazin Mixt. Bières. Graines de tournesols. Grande accélération gasoline sur l’asphalte. Un âne tire son labeur sur le bitume et sec. Une bande de jeunes types discute devant l’entrée du parieur. Des vieillards portent des bidons en plastique à la sortie du marché. Une caisse d’oignons est éventrée sur l’asphalte. Et nous filons, nous filons vers Bucarest.

 

 

 

 

 

 

(…) entre les villages, les terrains portent désormais quelques bâtis. Une maison. Quelques constructions dans les herbes. On croirait un pré habité. Là-bas, des immeubles à peine terminés entourés, cernés de maïs. Là, des grillages, un gardien. Cette idée du gardien, des services de sécurité. L’asphalte s’élargit. La route est de plus en plus large. Et puis c’est débarquer sur cette route, la Centura. C’est comme ça, on pourrait dire la ceinture de bitume, le cuir asphalté, la tannerie noire du pourtour de la ville. Et poussières. Et pare-chocs. Et gobelets. Et sacs. Et enjoliveurs. Plastiques, bris de phare clignotant, courroie déchirée, pneumatique éclaté, glissière en béton. Tôle. Chaussure seule. Chemise. Sacs poubelles. Chiens crevés là. Corbeaux. Ferrailles. Vieillard poussant son vélo chargé d’un sac de pommes de terre. Au Mioriţa, pension au bord de la ceinture — c’est comme si rien n’avait lieu. Ou plutôt, c’est comme si tout avait lieu, simultanément et dans un espace temps tout à fait différent. Quelques personnes regardaient un talk-show d’après-midi sur un écran géant. D’autres fumaient des cigarettes en buvant du café. À travers la vitre, on apercevait un homme dans le champ derrière — il suivait son troupeau de bêtes. Les chiens semblaient dormir depuis des jours sur le béton du parking du Mioriţa. Et c’était probablement vrai. Un homme passait au chiffon la grande Mercedes d’un autre. Le geste que c’est faire pour pulvériser cette petite mousse blanche qui, étalée par la main le chiffon, vient faire briller la peinture, l’acier et le plastique. Quelques femmes attendaient assises à l’arrière d’un pick-up. D’une haute cheminée s’échappait la fumée de morceaux de poulets qu’on avait posés sur le grill. À nouveau, ça sentait un mélange d’huile, de charbon, de gomme chaude, de gasoil, de parfum, de cigarette et de détergent.

 

 

 

 

 

 

(…) et bagnoles
camions
ferrailles
ferrailles sur côtés
bétons rambardes en béton
rambardé rembarré ceinturé
glissières et feuilles mortes sèches
un bouquet de fleurs accroché là
une croix découpée dans la tôle plantée
plantée sur ta bécanes tu n’es rien tu sues
tu sues dans le mollet tu forces tu arc-boutes
arquer c’est ça — la sensation tu n’es rien
tu n’es absolument rien — poussière encore cette histoire
de poussière tu peux gueuler voiture — voiture — voiture
camion fourgon truck
cargo bull cargo holy cargo
à répéter tes mots toujours les mêmes mots
gasoil sacré gasoil soleil gasoil holy pétrole holy shit sur la route de l’est
les chemins de Babadag de Bucarest des villes d’Europe
ou d’ailleurs à l’entrée des villes je ne parlerai pas
des modernes holy petroleum saint béton sacré bitume
sacré ! comme dans le poème sacré ! sacré ! sacré !
sacré ce gars dans sa cabine qui te fait signe
et klaxonne klaxonne klaxonne
voudrait que tu te pousses que tu te
déranges tu es sur la route du gasoil la route des trailers
des cargos bulls et dégages vieux dégages vieux
on tue pour moins que ça c’est un cri que tu voudrais
crier un cri que tu voudrais écrire courir sur un cri
courir sur un cri « ça ne sauve de rien »

 

 

 

 

 

 

(…) après Pantelimon, nous avions continué jusqu’à hauteur de la route européenne 85. La langue d’asphalte s’enfonçait sur une dizaine de kilomètres dans la ville et changeait de nom. Elle s’appelait Bulvardul Volontari, Şoseaua Colentina, puis Calea Moşilor. Nous l’avions quittée pour le Bulvardul Dacia, puisque nous étions en direction de Piaţa Romană. Piaţa Romană était notre lieu repère dans la ville. Plutôt que de mettre le centre de Bucarest en son centre, nous l’avions mis vers Piaţa Romană. Ce n’était pas vraiment une décision — plutôt une conséquence de la suite des jours, de nos différentes visites à Bucarest, de notre enfoncement dans la ville. Nous sommes entrés dans l’Atelier Pinion en fin de journée. Nous avons bu de la bière artisanale, brassée dans la ville. Nous avons fait quelques rencontres, et nous avons discuté assez tard. Il était à peu près impossible d’expliquer à quel point nous avions tremblé sur la Centura de Bucarest. J’essayais de le répéter et la nuit tombait sur la ville. Tout se mélangeait dans le jaune-orange des lampadaires, dans le goût du houblon et des céréales, dans les formes des vélos et dans le bois brut du mobilier de l’Atelier Pinion. Tout se mélangeait comme tout se mélange toujours, sur la route, sur le chemin, dans la suite des jours et dans le vaste monde. Je repensais à la pension Mioriţa. Je mélangeais les images de la pension Mioriţa avec l’asphalte de la Centura de Bucarest, avec la plaine du sud, avec la forêt de Luica, avec le berger de la forêt de Luica. Alentours ronronnait l’interminable souffle du pétrole. Je mets le mot interminable en italiques pour différentes raisons, en tas.

 

 

21 décembre 2017
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