Soleil noir, un roman de Dambudzo Marechera

Soleil noir, un roman de Dambudzo Marechera (1952-1982), est publié par les éditions Vents d’ailleurs. Très bien traduit de l’anglais par Xavier Garnier et Jean-Baptiste Evette, il paraît dans la collection Fragments [1] dirigée par Raharimanana.


 

Dans la cave à High Street, elle me sortit de mes pensées et me traîna sur la piste de danse où nous fûmes infatigables cette nuit-là comme toutes les autres nuits. Lorsqu’on danse au bout de la souffrance et de l’oubli, on n’a aucune raison de s’arrêter. La musique était sourde, rythmée par le frottement des balais métalliques, les ruptures fines et cassantes des cymbales. Elle atomisait l’émotion et l’arrangeait en motifs obsédants. La nouvelle Marie était une étrangère qui s’arrangeait et se réarrangeait autour de moi, jour après jour. Maintenant j’essaie de l’arranger pour vous.

Dans le langage musical, on appelle « arrangement » la libre adaptation d’un thème pour une formation orchestrale. Le thème de Soleil noir est composé par superposition verticale de lignes mélodiques qui entrent en jeu dans le récit l’une après l’autre puis, à partir du chapitre Sept, s’entrecroisent et se combinent jusqu’à la fin polyphonique, une méditation sur le temps et le sens, une pluie de mots tombant alors d’entre les trous du toit, qui dissout le narrateur.

Peut-être la plus insistante ligne mélodique est-elle ce il était une fois ou ce il y a bien longtemps dont la douceur et l’espoir qu’elle crée ont tôt fait de transformer en son contraire la quête initiale de compréhension et de réconciliation avec le monde : « Rechercher par une contemplation répétée l’impossible Arcadie, un monde qui serait humain et visible, en avoir été si longtemps exclu et ne le voir que dans des rêves dont les bords se noircissent, voilà l’enfer. »

Joe le Sordide l’ancien médecin devenu alcoolique, Katherine, Susan, Nick et Patricia les militants anti-apartheid, Stephen et Marie l’aveugle, Blanche Goodfather l’anthropologue britannique, Chris le révolutionnaire illuminé, tous ont partagé cette quête, de quelque bord qu’ils soient, et quels que soient les moyens dont ils disposent pour l’entreprendre et la faire connaître. De même le double du narrateur avec qui, dans les grottes du Pic du Diable, il a de longues conversations sur la révolution, l’emploi de la violence et la force de l’imagination.

Je vis les petites gouttes roses et propres du souvenir. De petites gouttes roses, comme de minuscules rubis, accrochées au quartz des pensées. Elles m’éraflaient le cerveau. Et depuis ces profondeurs, je désirais ardemment qu’une de ces gouttes, une simple goutte, brillante, tombe et grésille sur la langue de pierre chaude. Le langage, noué serré autour de mes yeux comme un bandage fait de maux de tête. Le langage, des morceaux de miroir recollés. J’y nouais ma cravate. Elles sont anglaises, les images qui sont sorties de la grange, avec des milliers de Zoulous à mes trousses. Elle me trouva, complètement coincé entre le passé et le présent. Je retenais ma respiration. Je retenais mes pensées. Je retenais fermement mes émotions.

Tout cela prend place dans le sud de l’Afrique, sans doute le Zimbabwe dont était originaire Dambudzo Marechera, un pays traversé par des émeutes et des manifestations étudiantes depuis que des militaires ont renversé l’ancien roi et se sont emparés du pouvoir à leur seul profit. La presse d’opposition, toute jeune, a été vite interdite par les nouvelles autorités, directeurs et journalistes ont été arrêtés. Pour survivre, le Coureur est devenu le Fugitif.

Au début de ce roman tourmenté et de peu d’espoir, la position du narrateur, ex-bouffon du roi déchu, est celle-ci : suspendu par les talons dans un poulailler pour lui avoir déplu, étouffant sous les plumes et les déjections, se balançant afin que les volatiles ne picorent pas son visage, ses pensées vont et viennent de son corps à la fenêtre. C’est cette position physique – d’où il ne pourra que tomber violemment -, et le regard douloureux sur le monde qui en découle, qui donnent à Soleil noir son tempo rapide dont il ne se départ plus jusqu’à la fin.

Quand la mort n’est qu’à une goutte de sang de distance. Donner, donner sans réserve. La matière grise de nos cervelles aspirée dans une moulinette qui broie nos ombres sur la musique de Stravinsky. La marche funèbre. Le chœur des saints. Ce jazz vivant qui lève le coude en guise de solo. Quelles nuits, mon vieux, quelles nuits ! Perdu au plus profond du ciel pour observer l’extérieur d’une étoile. Des araignées tranquilles sirotent de l’absinthe dans des coins crasseux. Elles tissent de gigantesques toiles. À nos pieds la cité est incendiée de lucioles. Paranoïa. Sa propre matrice. Ces salles d’attente, ces centres de détention, ces postes de police. Les coups de couteau, les coups de poignard de cette longue, longue attente. Les sons gutturaux deviennent poésie. Un bien court trajet jusqu’à la tombe, distante seulement de la longueur d’une pensée, de la longueur d’une sensation forte. À la rencontre de toutes les versions de nous-mêmes qui ne sont pas sorties du ventre avec nous. Celles qui portent leur squelette à l’extérieur. Exposées toute leur vie éveillée à l’ordonnancement de leur propre folie. Elles m’apprennent à dérouler les bandelettes du cynisme, à ouvrir les yeux qu’elles avaient si longtemps bandés. Mais il n’y a rien d’autre que des villes ruinées, des esprits malades, des parachutistes sautant par milliers depuis la loupe immobile du ciel.

31 août 2012
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[1On parle ici de Guy Régis Jr., autre auteur de cette collection.