Suzanne Doppelt | Qui sait

… qui sait ce que voit l’autruche dans le sable ?


à la Ménagerie du jardin des plantes et à tous ceux qui y travaillent,

avec les voix de Aude Bourgeois, Cristelle Hano, Michel Saint Jalme, Françoise Laurens, Frantz Leury, Valérie Martinez, Christophe Meyre-Bor, Yassin Nur, Georges Tapia.


un rayon sort de l’œil, pensait-on, et va en ligne droite à la rencontre des choses, une vraie scène électrique, une belle émanation qui permet d’éclairer les lieux, on voit sur quoi il tombe, les lucioles lancent des éclairs et dans le pré le champignon fait de la lumière, mais en dehors rien ne se voit spécialement une nuit sans lune
les yeux fermés et l’air endormi le jour, le hibou les ouvre dès qu’il entend un bruit, dardés et rouges, il voit très bien ce qui se passe, les trois paupières sur son œil fixe, l’une pour cligner, l’autre lui sert de volet, avec la dernière il se nettoie

ce sera le repaire des bêtes du désert, les hiboux empliront leurs maisons, les autruches y habiteront, les boucs y danseront. Les hyènes hurleront dans ses tours, les chacals dans ses palais d’agrément

« les oiseaux et les petits mammifères nous voient mais font comme s’ils ne nous voyaient pas, le regard caché. Mais si on les regarde, ils tournent la tête, ils font semblant de faire autre chose. S’ils se sentent observés, ils arrêtent leur activité, c’est un jeu de cache-cache »

ou bien, pensait-on, ce sont des objets que vient le rayon, tout ce qui existe est sous tension, un réseau nerveux et délicat qui ondule ou vole en particules, se déplace en secret dans le paysage et c’est soudain une petite chatte qui est là, une apparition muette et impassible mais si aiguë et dont la pupille élastique diminue et se dilate pour laisser passer le jour
celle du chat de Pallas, otocolobus, est ronde et pas verticale et son œil saisissant est cerclé de blanc, son activité a lieu au crépuscule entre chien et loup, il repère ses proies à la vue, il court assez mal mais rampe et grimpe bien

les animaux du désert y prendront leur gîte, Les hiboux rempliront ses maisons, Les autruches en feront leur demeure Et les boucs y sauteront. Les chacals hurleront dans ses palais, Et les chiens sauvages dans ses maisons de plaisance
« certains animaux ont un visage sec, nerveux, leur regard est plus intense et méchant. D’autres, l’oryx ou la biche, vous regardent avec un visage onctueux, sage, doux, élégant, plus ils nous regardent plus j’ai envie les regarder »

en fait l’œil est un sacré dispositif, une cible et un aimant, une chambre noire avec une bonne lentille d’un côté et un écran lumineux de l’autre, de quoi voir la nature à coup d’œil, un panoramique que le lièvre variable pratique pour sauver sa peau alors qu’il accommode si mal ou le monde en mosaïque comme le saisit la mouche pourtant aveugle au-delà d’un demi mètre
par peur, le lièvre dort les yeux ouverts, aucune vision rapprochée, de près il voit mal, ses yeux sont très peu mobiles mais son champ est de 360°, même si l’image est imprécise, il peut détecter une menace derrière et au-dessus et détaler comme il faut

mais les bêtes sauvages s’y retireront, ses maisons seront remplies de dragons, les autruches y viendront habiter, et les satyres y danseront ; les hiboux hurleront à l’envi dans ses palais, et les sirènes dans ses maisons de délices
« s’ils ne me regardent pas c’est leur droit mais s’ils me regardent, ils ont un autre objectif que moi, ce n’est pas moi, c’est moi habillé en vert, susceptible de leur donner à manger, c’est moi en forme de miettes, quand je donne des miettes aux poules »

un lointain qui devient une image à son tour car on voit toujours plus qu’on ne croit, l’esprit sort par les yeux et se promène dans les choses, un œil en plus à l’état sauvage qui va à travers les corps opaques, un regard x et traversant aussi vif qu’un flash et fixé parfois tout au bout des pattes, celles de la taupe qui parcourt ses chemins en tout sens sans rien y voir ni de près ni de loin
c’est la position latérale de ses yeux qui donne à l’âne une vue de 340°, il réagit très bien au jaune, puis au vert, au bleu puis au rouge, les couleurs sont un peu pâles et tristes mais il voit la nuit et il surveille remarquablement son entourage

là s’accroupiront les chats sauvages, et les chouettes rempliront leurs maisons. Là demeureront les autruches, là danseront les boucs. Les hyènes moduleront leur cri dans ses donjons et les chacals dans ses palais d’agrément
« je n’arrive pas à capter le regard d’un gorille aux yeux noirs car on ne voit pas la pupille au centre, mais on capte bien celui des orang-outans collés à la vitre. Un chat, quant à lui, me regarde mais pas dans les yeux, il ne fixe rien, il me regarde entièrement »


pas si loin, là où un mur encercle tout ce qui est visible, ce qui vole, marche, rampe, passe et repasse comme dans une bulle de savon et d’air, qui en contient d’autres encore et qui marque la limite de ce qu’ils voient, jusqu’à une vingtaine de mètres pour la tortue, davantage pour la vache qui perçoit les étoiles mais n’en tire rien
l’œil du bouc balaie tout l’horizon, il observe en permanence pour mieux repérer les prédateurs, même à contre-jour, avec ses yeux sur le côté et sa pupille horizontale, mais c’est la vue du mur qui lui donne envie de se gratter

halte pour les fauves du désert ses maisons : refuge des chacals repaire d’autruches – les vieux boucs y danseront les hyènes se répondront dans ses palais en deuil les vautours, dans ses temples ornés
« un serpent ne regarde pas, il n’y a pas d’échange, avec un lézard si, il reconnait son soigneur, il le suit des yeux. L’orang-outan lui a une vision d’ensemble et dans le détail, si je pleure, c’est déjà arrivé, il ne regarde que mes yeux »

n’importe quel imbécile peut fermer l’œil, mais qui sait ce que voit l’autruche dans le sable ?
De toute façon il est un meilleur témoin que les oreilles, même si à eux deux ils ne donnent qu’une seule vue, surtout quand rien ne bouge dans celui du rapace qui l’a aussi jaune que le soleil, tout à fait noir l’araignée ou vermillon le puceron, toujours il conserve un temps les images des corps éclairés
l’autruche est une sacrée sentinelle, ses grands yeux placés à plus de deux mètres de haut et qui occupent les deux tiers de sa tête, son long cou comme un périscope flexible, l’aident à scruter l’horizon jusqu’à trois km dans toutes les directions

stop ici-même pour les chats sauvages, ces maisons pleines de hiboux et d’autruches. Les boucs danseront sur place et les hyènes avec les chacals hurleront dans ses maisons de plaisir
« il peut me regarder mais pas très longtemps dans les yeux, c’est un regard direct, fixe, il sait que je suis là, ça me plait car c’est rare par ailleurs, évidemment ça arrive davantage avec l’orang-outan, c’est plus difficile avec une poule »


mais pas leur lustre ni l’éclat qui finit par se perdre, au contraire du mouvement, on sait qu’après la disparition de l’anguille et de quelques animaux supérieurs, pendant huit, dix ou même seize jours, la pupille fantôme s’ouvre et se referme, une danse fébrile et macabre plus de cent fois par heure

« l’ara hyacinthe indigo, quand on le regarde, il vient vous voir et vous regarde à son tour avec l’air rieur, c’est son bec qui veut ça »

Suzanne Doppelt


5 novembre 2012
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