Texte de Stéphanie Hochet

Tu ne sais pas bien àquel moment tu as cessé de vouloir porter du rose mais ta garde-robe, un jour, a changé. Ta mère ne t’achète plus les petites robes que tu as enfilées sans te poser de questions durant des siècles. Des siècles ? Oui, c’est long l’enfance. Tu te souviens de t’y être ennuyée et pourtant, tu apprenais vite. « Â Elle est éveillée  », disaient les institutrices. Mais justement, tu t’ennuyais d’autant plus que tu avais compris les exercices. Alors, tu bavardais avec tes camarades de classe et, un jour, l’institutrice, Mme Raton, n’a pas apprécié cette énième distraction venant de toi, elle s’est levée de sa chaise, est venue jusqu’àtoi pour te coller la bouche avec un ruban adhésif brun. Tu te souviens que le ruban était large comme ceux qu’on utilise pour fermer les cartons des déménagements. Tu as trouvé ta prof stupide : elle ne t’avait pas attaché les mains de sorte que tu pouvais retirer le scotch toi-même. Ridicule. La prof avait été ridicule, et tu ne t’es même pas sentie honteuse. Tu t’étais sentie plus stupide le jour où une goutte de sang était tombée de ton nez sur la copie de ta voisine, en pleine dictée. La preuve était faite non que ta santé était fragile mais que tu copiais.
Donc, tu as enlevé le scotch et la journée s’est passée comme si de rien n’était.
Un jour, tu refuses de porter des jupes, des robes, du rose. Ta mère ne te fait aucune remarque. Tu as 4 ans quand tu constates qu’une fille de ta classe porte des pantalons. Tu croyais, toi qui ne portais que des robes jusqu’alors, que seuls les garçons avaient ce privilège. Quand tu poses la question àta mère, elle te répond simplement que oui, les filles aussi peuvent porter des pantalons. C’est alors ainsi que tu veux t’habiller. Dont acte. Ta mère te choie.
Et tu découvres la liberté des mouvements que procurent tes nouveaux jeans. Enfin, c’est l’impression que tu as.
Tu aimes jouer au football avec les garçons de l’école primaire. Tu es fière d’être choisie dans l’équipe de Damien, un garçon mexicain adopté par une famille française, le meilleur joueur de l’école. C’est important de faire partie de l’équipe, d’autant que tu es la seule fille àavoir ce privilège. Tu aimes appartenir au groupe et ne pas être comme les autres, fille donc différente.
A cet âge, tu détestes le rose, tes cheveux sont coupés courts, àla boulangerie, on te dit : « Â Bonjour, jeune homme  ». Ça t’étonne àchaque fois. La plupart du temps, tu ne réponds rien. Tu erres dans un état d’entre d’eux. D’entre deux sexes. Un peu l’un, un peu l’autre. Tu ne te poses pas de question.
C’est l’enfance. Ce moment de la vie où l’on ne choisit pas grand-chose. Il faut aller àl’école, il faut également suivre les cours au solfège. Ta mère t’a inscrite – elle aurait tellement aimé apprendre la musique àton âge.
Le solfège est une discipline dénuée d’intérêt pour toi. Tu aurais voulu jouer de la guitare sans rien connaître aux notes. Alors tu rêvasses. Tu t’installes près de la fenêtre et tu observes le jeu des rugbymen – il y a un terrain de sport derrière le bâtiment –, puis tu regardes le visage d’un garçon de ton groupe. Tu le regardes et tu t’interroges sur son existence. Tu sais que sa mère est institutrice. Toi, tes parents ne sont pas des intellectuels. Le professeur de solfège s’interrompt alors et te dit : « Â Je sais que Martin est beau mais on se concentre maintenant sur les tons et les demi-tons.  »
Tu détestes le solfège.
À quel moment de ta vie cet événement est-il arrivé ? Cet événement que tu voudrais aujourd’hui qualifier de grotesque. Tu dois avoir 11 ou 12 ans. Les années collège. Le quart d’heure de récréation. Ta vessie est pleine, tu te diriges vers les toilettes des filles quand en sort Delphine, le caïd du collège. La castagneuse Delphine se poste devant l’entrée. Tu te méfies d’elle, de sa méchanceté, de sa tête de plus que toi. Delphine t’interdit l’entrée des toilettes. Tu restes interloquée.
« Â C’est les chiottes des filles, ici !  », dit-elle.

Stéphanie Hochet

10 mai 2016
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