Troisième atelier à la Maison de Balzac

1. COMPTE-RENDU

2. UN UNIVERS DE « BOURGEOIS PARVENUS »



1. COMPTE-RENDU

Alors que l’écriture du Bonhomme Pons est lancée, puisque s’accumulent des notes s’il est trop tôt encore pour les partager, c’est au tour d’Antonin Darfeuil d’ouvrir l’atelier par une lecture soigneusement préparée d’une dizaine de pages. La scène est particulièrement importante : arrivé chez les Camusot, Pons, après avoir donné à la présidente Camusot de Marville le magnifique éventail qu’il a déniché chez un brocanteur de la rue de Lappe, est en butte à son aigreur. La lecture se poursuit jusqu’à ce moment d’une stupéfiante vitalité d’écriture où Pons se sauve (dans tous les sens du terme : il sauve ou tente de sauver quelque chose de lui-même) pour échapper au comportement injurieux de la présidente Camusot et des domestiques de la maison. L’ensemble est enlevé comme du grand théâtre, mêlant les portes qui claquent du boulevard à une économie et une précision psychologique exemplaires ; un brusque mouvement de dos de Pons aiguillonné par les propos de la présidente y suffit, par exemple.
Important, ce passage l’est à plus d’un titre : c’est le seul moment du roman où Pons exprime longuement sa passion pour la chasse aux chefs-d’œuvre, et ses yeux brillent à travers les lignes lorsqu’il détaille ses stratégies de brocante. C’est aussi le moment où, non sans cruauté, Balzac décrit en actes la faiblesse de Pons, sa capacité à renoncer à lui-même et à ravaler son esprit, « chez ses amphitryons : il y répétait leurs idées, et il les leur commentait platement, à la manière des chœurs antiques. Il n’osait pas se livrer à l’originalité qui distingue les artistes et qui dans sa jeunesse abondait en traits fins chez lui, mais que l’habitude de s’effacer avait alors presque abolie, et qu’on rembarrait, comme tout à l’heure, quand elle reparaissait ». Bref, par cette forme de lâcheté particulière à qui n’a qu’une fin, qui n’est pour l’heure que sa gourmandise, il se montre capable de sourire à tout, de n’accuser, de ne défendre personne ; « pour lui tout le monde avait raison. Aussi ne comptait-il plus comme un homme, c’était un estomac ! »
On peut au passage relever, dans la première citation, ce mot « d’originalité » qui fait écho, de manière évidente, à la remarque qu’ont partagée quelques instants plus tôt la présidente et sa fille Cécile lorsque Pons s’enflammait à décrire sa manie : les voilà, alors qu’il parle, « échangeant des regards froids et dédaigneux : — Quel original ! » Rappelant que, depuis les premières pages, Balzac manie avec jubilation tout le vocabulaire de la collection d’art, cet « original » dans un monde où les uns et les autres font figure de pâles copies est bien ce qui rachète Pons de sa lâcheté, ou de son abandon, comme le remarque un participant, au vide - le vide, d’abord, de son estomac.
Si le passage est si important, c’est aussi que, sans que le lecteur puisse encore le deviner, se tend ici le ressort de toute l’intrigue : la difficulté qu’éprouvent les Camusot, pour des raisons purement financières, à marier leur fille Cécile.
On s’attarde sur les Camusot et sur leur déjà longue histoire à travers la Comédie humaine. Ils sont apparus dans le Cabinet des antiques, campés tels que les romans suivants en joueront ; Mme Camusot s’y trouve être « une petite femme, grasse, fraîche, blonde, ornée d’un front très busqué, d’une bouche rentrée, d’un menton relevé, traits que la jeunesse rend supportables, et qui doivent lui donner de bonne heure un air vieux ». Dans le Cousin Pons, devenue Mme Camusot de Marville, elle entre ainsi en scène : « A quarante-six ans, madame de Marville, autrefois petite, blonde, grasse et fraîche, toujours petite, était devenue sèche. Son front busqué, sa bouche rentrée, que la jeunesse décorait jadis de teintes fines, changeaient alors son air, naturellement dédaigneux, en un air rechigné. L’habitude d’une domination absolue au logis avait rendu sa physionomie dure et désagréable. » De cette habitude d’une domination dans son ménage, les lecteurs de Splendeurs et misères des courtisanes se souviennent : les Camusot y jouent un rôle déterminant dans « la dernière incarnation de Vautrin » : c’est peu après un interrogatoire du juge d’instruction parisien qu’est alors Camusot que Lucien de Rubempré met fin à ses jours, et c’est le même Camusot qui interroge Vautrin, alias l’abbé Herrera, de la manière qui pourra se révéler la plus complaisante aux puissants, et la plus efficace pour sa carrière. Il suit les conseils de sa femme, qui tire les ficelles, se rendant bien compte, hélas, de l’incompétence de son mari, alors qu’elle-même rêve déjà de s’entendre appeler « madame la Présidente » : « Elle éprouvait la jouissance ineffable de triompher d’obstacles immenses, et dont le principal était l’incapacité de son mari, secrète encore, mais qu’elle connaissait bien. »
Dans les trois livres, la constante demeure : Camusot n’est pas bien brillant ; sa femme domine, c’est elle qui porte l’ambition et les stratégies judiciaires. Au passage, on peut relever dans cette « préhistoire » du Cousin Pons un élément doublement intéressant : dans le Cabinet des antiques, les Camusot avaient deux enfants en bas âge. Dans le Cousin Pons, il était nécessaire que Cécile soit fille unique. Balzac fait d’une pierre deux coups : il introduit trois lignes qui vont tout à la fois lui permettre de maintenir la logique de la Comédie humaine et du même geste donner une pointe de monstruosité à la présidente. En effet, alors qu’elle se plaint d’une situation financière qui l’empêche de marier sa fille aussi bien qu’elle le désire, Pons répond en bon perroquet des mondanités bourgeoises :
« — On ne veut que de l’argent aujourd’hui, on n’a d’égards que pour les riches, et...

— Que serait-ce donc, s’écria la présidente, si le ciel m’avait laissé mon pauvre petit Charles ? »
Voilà la logique respectée, l’enfant envoyé aux enfers de la Comédie, la présidente rhabillée dans sa mortifiante bêtise, et le cousin décidément peu glorieux, d’embrayer sans s’arrêter sur la difficulté accrue qu’aurait connue cette malheureuse présidente en cas de « partage égal des biens »...


2. UN UNIVERS DE « BOURGEOIS PARVENUS »

Si l’on s’attarde sur ces personnages en sondant l’épaisseur de la Comédie humaine, c’est dans le but de préciser nos questions sur la société « de bourgeois parvenus » qu’incarnent les Camusot, et de s’interroger sur celle où, aujourd’hui, l’on pourrait trouver des conduites comparables. Il y faut l’importance de l’argent, la vanité, l’ambition médiocre d’être purement sociale. Et, non pas une fille à marier, triste de voir toutes ses amies casées les unes après les autres quand elle reste fille, mais une jeune femme qu’il s’agit de faire entrer comme elle y aspire dans un univers professionnel prestigieux, et par la grande porte.
S’il semble judicieux d’estimer que le monde médiatique, dans ses sphères dirigeantes, mêlant l’argent et le politique, peut constituer l’univers de ces parvenus qui ont bénéficié à plein des retournements consécutifs à mai 68 et savent se montrer, pour certains d’entre eux, aussi vaniteux qu’incultes, il reste à imaginer la nature de l’ambition de Cécile Camusot, qu’on pourra dire sans doute capricieuse, imbue de ses qualités au point de ne pas daigner faire ses preuves avant d’obtenir ce qu’elle veut. Elle attend qu’on lui ouvre grandes les portes à la marge de cet univers médiatique dans lequel son père fait figure de puissant, mais de puissant pauvre comme l’on dit parent pauvre - puisqu’il ne dispose que de ses revenus professionnels, démuni d’un capital qui lui donnerait la liberté d’entreprendre : Cécile ne veut que d’un rôle de premier plan, qui dépend autant de considérations financières que de sa capacité à plaire avant même de faire. Est-elle jeune journaliste aux dents longues, désireuse après quelques tentatives avortées d’obtenir enfin une émission politique qu’elle estime à sa mesure, ou bien, jeune modiste, désireuse d’obtenir un montage financier qui lui permettrait enfin, grâce à l’entregent de son père, de lancer sa « griffe » dans un domaine où, selon sa mère, elle excelle ? Elle est si douée, si malheureuse que ses amies percent à leur modeste mesure quand elle, pourtant indéniablement supérieure, reste à se morfondre dans l’appartement familial, faute d’accepter de jouer les subalternes, autant dire de déchoir, que ce soit dans une rédaction sans envergure ou dans les ateliers d’une modiste à peine connue des médias !
A suivre...


Prochain atelier : le lundi 6 février, de 13 h à 14h30 ; l’inscription se fait auprès du service réservation de la Maison de Balzac : 01.55.74.41.80.

Rendez-vous aussi le 11 février pour une rencontre avec José-Luis Diaz, spécialiste de Balzac.

8 février 2012
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