« Tu n’en as pas besoin ici. Elle ne te sauvera pas… »

Côte d’Ivoire 01 BP 40 au nouveau camp
Résidence appartement - vide - deux matelas gonflables - Pièce douche - Balcon poussiéreux - Odeur d’humidité
Chaleur étouffante - Âge : 20 ans
Tout le monde est là, comme si on partait pour ne plus jamais revenir… On se l’est tous promis, personne ne pleurera. Voilà c’est l’heure, il faut embarquer maintenant, un regard, un sourire crispé, les yeux humides, la gorge serrée. Merde elle a coulé ! Ce qui déclenche une vague de larmes, de câlins, et de rires nerveux. Mais il faut y aller maintenant.
Après un long voyage de six heures, on arrive enfin à l’aéroport. Une certaine excitation se dessine sur nos visages mais pas que… Il y a aussi cette peur de l’inconnu, après tout, ce que l’on connaît c’est ce qui passe aux informations, guerre, misère, famine et corruption ; peu importe, on est venus là pour découvrir ce que l’on ne voit pas à la télé, ce que l’on ne nous montre pas. Pas le temps de rêver, elle me prend par la main et me tire vers la sortie sans même me laisser le temps de bien agripper ma valise. Et en deux temps trois mouvements, nous nous retrouvons sur la route dans un taxi sans phare, sans ceinture de sécurité. Inquiète, je demande au chauffeur s’il n’y en aurait pas une que je n’aurais pas vue. Ce dernier rigole et me dit : « Tu n’en as pas besoin ici. Si on a un accident, elle ne te sauvera point… tu mourras. » Maman se retourne, me lance un sourire moqueur et reprend ses occupations puis d’un coup le taxi ralentit tout en secouant la tête de gauche à droite et sur la gauche de la route un 4x4 blanc renversé. Un peu plus loin deux corps à même le sol recouverts d’un drap blanc, seule une partie des pieds est visible. Ma cousine pleure, je reste bloquée sur cette image et maman répète sans cesse de ne pas regarder. J’ai chaud, j’étouffe, je veux sortir ! Non, je veux rentrer chez moi.

Marie-Grace

Le taxi ralentit sans arrêt. Chaque fois qu’une main se lève. Une main au bout d’une manche d’uniforme. Le chauffeur freine en brandissant un billet de 1 000 FCFA à travers la fenêtre ouverte. Le billet disparaît en même temps que l’uniforme se fond dans la foule et que le chauffeur appuie de toutes ses forces sur l’accélérateur pour rattraper le temps perdu.
─ Il est encore loin, cet hôpital ?
─ Ce n’est pas un hôpital. L’hôpital, c’est trop long et il faut payer d’avance. On t’emmène chez Chrysostome.
─ Chrysostome ?
─ C’est le meilleur. Tu vois ta cousine, là ? Elle lui doit son mariage, son petit, l’électricité, tout. Combien de temps ça a pris ? Quatorze mois ? Quatorze mois pour tout ça. Chrysostome est le meilleur. Par contre il le sait. Il va falloir négocier serré. Ce qui veut dire que je parle et que vous vous taisez. Et quand je me tais, vous vous taisez aussi. Qu’est-ce que tu as à t’agiter comme un poulet, qu’est-ce que tu cherches ?
─ Ma médaille. J’ai perdu ma médaille.
─ Tu n’en as pas besoin ici. Elle ne te sauvera pas. Les médailles de Lieusaint n’ont pas de pouvoir à Abidjan.
─ Bien sûr que si. Les médailles ont le pouvoir qu’on leur donne. Ni plus ni moins que les marabouts.

Agnès Clancier

11 mars 2016
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