« Un roman est un chantier pharaonique, àl’échelle d’un écrivain  », Éric Faye

Éric Faye aux éditions Corti.

L’homme sans empreintes (2008) d’Éric Faye, une lecture d’Évelyne Boissy sur fabula.

Éric Faye sur remue.


 

Écrire un roman : cette forme s’impose-t-elle àvous ou est-ce une décision prise pour tel livre ? ou une fois pour toutes ?
Tout dépend du projet, de l’intention. J’ai tendance àpenser qu’un écrivain dispose d’un instrument de mesure intérieur, souvent très précis, qui lui permet, lorsqu’il tient une idée d’écriture, de savoir àcombien de pages elle correspondra, et donc si l’on s’installe dans le temps du roman ou dans celui de la nouvelle. Cela étant, l’appareil en question n’est pas toujours fiable, il m’est arrivé de me tromper ; voulant écrire ce qui deviendrait Nagasaki, je pensais avoir affaire àune nouvelle, et, àmesure que j’établissais un plan, il m’est apparu que mon texte aurait la longueur d’un roman.
Mais àcette réflexion s’en greffe une autre : le genre choisi n’est pas uniquement affaire de volume du texte. Je continue de penser que Nagasaki est une nouvelle, malgré ses cent pages, car j’ai traité les personnages et la dramaturgie comme pour une nouvelle, et non comme pour un roman. Il s’agit d’un état d’esprit tout différent. La nouvelle représente davantage àmon sens le développement d’une « mécanique  » dramatique, en vertu de laquelle les personnages n’ont pas d’épaisseur romanesque et d’identité très définie. Ils sont les vecteurs d’une idée, les victimes ou les agents de ladite mécanique, qui se met en marche jusqu’àla chute, si chute il y a. Je réponds ainsi implicitement, par l’affirmative, àla question des incursions dans d’autres formes littéraires. Mais qui dit incursion sous-entend que le « camp de base  » de l’écrivain serait le roman et que les « incursions  » ne seraient, par définition, que brèves, avant retour au bercail. Or il me paraît souvent plus naturel d’écrire une nouvelle ou un récit, voire de courts essais, qu’un roman. Un roman est un chantier pharaonique, àl’échelle d’un écrivain. Une nouvelle requiert moins d’énergie, et apporte plus rapidement la satisfaction de voir le matériau transformé. L’écriture de nouvelles a effectivement servi àl’écriture de romans dans la mesure où certaines nouvelles ont été pour moi le premier « plant  » d’une fiction, que je repiquais ensuite pour en faire un roman. La nouvelle m’a souvent servi de laboratoire, d’éprouvette àde futurs romans. Lorsque j’écris une nouvelle, je n’ai jamais l’intention d’en faire un roman ; l’envie vient par la suite, parfois des années plus tard, lorsque, par hasard, je survole en pensée cette pépinière d’idées et que l’une d’elles « demande  » àêtre développée.


Écrire un roman au XXIe siècle vous semble-t-il difficile ou évident ? En d’autres termes vous paraît-elle dépassée ainsi qu’on l’entend souvent ?
Écrire un roman au XXIe siècle ? En ayant écrit déjàau XXe, je ne vois aucune différence en termes de difficulté. De nouveaux genres peuvent apparaître, de nouvelles formes peuvent germer, je ne pense pas qu’elles feront beaucoup d’ombre au roman. De même que dans le domaine de l’information et des techniques de communication, la radio n’a pas tué les journaux, et internet n’a pas tué la télévision pas plus que la radio. Je ne crois pas non plus àla nécessité, pour paraître moderne, d’annoncer pour la énième fois la mort du roman. Je préfère contribuer àfaire vivre les autres genres, comme la nouvelle, le récit de non-fiction, le journal, l’essai, et àleur trouver des lecteurs. C’est en proposant autre chose que des romans que le grand public s’initiera àd’autres genres. Aux auteurs de leur donner appétit. Les lecteurs sont demandeurs de romans, c’est un fait, et je ne vois pas en quoi il faudrait haïr le roman en tant que tel. Cela étant dit, il est possible d’influer sur les goà»ts des lecteurs. Je suis quant àmoi lecteur de romans, mais aussi grand lecteur de nouvelles, de journaux de voyage, de récits de non-fiction (Nicolas Bouvier, Patrick Deville, Jean Rolin pour ne citer que quelques exemples) ou de poésie.


É. F.


25 janvier 2014
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