Une nouvelle poésie vietnamienne
Emergence d’une nouvelle poésie à Saigon
Vingt ans après l’avènement du
Un des témoignages vivants de la nouvelle dynamique littéraire et de la mutation de la société vietnamienne actuelle : le groupe M ? Mi ?ng (Ouvrir la bouche), récemment fondé à HoChiMinh-ville, ancien Saigon, par Ly’
Ils appellent leur poésie « tho rác » (poésie-ordure), « tho nghia d ?a » (poésie-cimetière), « tho do » (poésie-saleté), pour désigner son caractère non officiel, anti-esthétique, de récupération, d’où le nom de leur propre maison d’édition « Gi ?y V ?n » (papier usagé). Leur œuvre qui n’existe que sous forme de photocopies et sur internet pour contourner la censure, recourt à des procédés techniques classiques tels le pastiche, la parodie, ou post-modernistes tels « copier-coller », « mixer », « cut up », emploie un vocabulaire familier, brut, parfois vulgaire, composé de termes d’argot, de paroles courantes, du langage direct. Pour ces poètes, une création artistique est avant tout un produit de consommation et d’information, d’où l’importance qu’ils accordent à l’usage et à l’appropriation du texte. A partir d’un poème connu ou des slogans, ils travaillent par exemple à en détourner l’émotion et l’objectif. Chez eux, poésie et internet se marient de façon merveilleuse, étant tous les deux l’instantanéité, la rapidité, la spontanéité. La liberté tout simplement. Internet est une immense masse de données. Et c’est en fouillant cette décharge, en recomposant des textes et des images, que le poète fait surgir une parole plus vraie, plus libre.
Depuis sa naissance, M ? Mi ?ng anime de manière formidable la vie littéraire au Vietnam et celle de la diaspora parce qu’il a proposé une nouvelle conception poétique, en s’opposant non seulement à la tradition qui veut que la littérature soit portée par un projet d’édification, mais aussi à la poésie contemporaine, ses règles, sa rhétorique et sa sentimentalité devenues académiques.
L’émergence à Saigon, trente ans après la fin de sa « chute », d’une nouvelle poésie en dit long sur sa capacité de renaître et son caractère pionnier. M ? Mi ?ng n’incarnerait-t-elle pas la désinvolture de la métropole du Sud, la plus grande ville du pays du point de vue économique, commercial et démographique, mais souvent sous-estimée par Hanoi, la capitale communiste hautaine et doctrinaire ?
J’aimerais présenter ici deux poèmes écrits en 2005 par Nguy ?n Qu ?c Chánh, un des inspirateurs du mouvement, que j’ai traduits et annotés. Certains de ses textes ont été publiés en anglais dans les revues The Literary Review et Filing Station, ainsi que dans un recueil intitulé Three Vietnamese Poets (Honolulu, Hawaii, TinFish Press, 2001).
Doan Cam Thi
Deux textes de Nguy ?n Qu ?c Chánh, traduits par Doan Cam Thi
Des citoyens du monde coincés dans la ruelle 47
[1]
Nous sommes des citoyens du monde, parce que tous nous avons des cheveux et des dents, certains, coquets, une barbe ou un crâne rasé, un téléphone portable la plupart du temps. Avec un odorat subtil, nous flairons tout ce qui empeste. Nous admirons le mot Being des Treize manières d’un merle . [2] Nous sommes fiers du caractère Tr ?m [3] des Trois royaumes [4] . Mais l’insidieux terme Oncle [5] nous fait honte car il appartient à la langue de Chí Phèo [6]. Bien entendu, nous lisons à la folie, mangeons à la va-vite, buvons sans arrêt et faisons très peu l’amour. Nous connaissons aussi bien les sens droit, oblique que sinueux des mots. Par exemple au sens droit Sài Gòn signifie Sài Gòn. Pas d’oblique. Quant au sinueux, il est HoChiMinh city. Nous pratiquons des enjambements, la confusion entre le « l » et le « n », le pastiche, la dérision par allusion, des rencontres fortuites et des vagabondages perpétuels. Nous conservons dans notre cervelle tout ce qui aurait dû être rejeté. Fidèles inconditionnels de la maxime Petit à petit, l’oiseau fait son nid, peu à peu nous ne pouvons plus distinguer les ordures des déchets recyclables. Nous savons ainsi que John Cage est mort en 1992, que Susan Sontag avait une chevelure ébène et fournie, que Nguy ?n Cao K ? arrivé à Sài Gòn a été escorté par des policiers jusqu’à son hôtel, que lors de la visite de Nh ?t H ?nh à la pagode Già Lam, Tu ? S ? était comme par hasard en pleine méditation. Nous améliorons nos valeurs morales par la fréquentation constante des sites internet : Tienve, Talawas et différents webs sexe. De temps à autre, nous sommes ravis de sortir. Au plus loin, New York, et au plus près, Angkor. A New York, nous sommes nostalgiques du ph ? et du village Vu
Bien-pensants, je vous encule !
Si « Vesicle » est le mot anglais le plus beau selon le poète
Quelques notes
La photographie qui figure en tête de cet article est celle d’un mur public à Saïgon, reproduit en couverture
du recueil de poésie, paru en octobre 2005 à Saigon, dont sont extraits les deux textes présentés. Elle figure
sur le site de Tien Ve (Avant-Garde), site particulièrement intéressant, où l’on trouve les poèmes les plus récents de Nguyen Quoc Chanh, dont ceux qui sont ici traduits.
Enfin, il existe deux ouvrages de poésie vietnamienne imprimés et traduits en français, qui pourront donner un aperçu du champ dans lequel émerge - et dont se détache - la nouvelle poésie vietnamienne.
Anthologie de la poésie vietnamienne. Le chant vietnamien. Dix siècles de poésie, collectif, collection Unesco d’oeuvres représentatives, Unesco, 1981.
Mille ans de littérature vietnamienne, collectif, Arles, Ed. Philippe Picquier, 1996.
[1] A travers un mélange de différents genres - récit, essai, poème en prose - un ton mélancolique, un goût prononcé pour la dérision et l’autodérision, une sensibilité anarchisante, Nguy ?n Qu ?c Chánh exprime la force des écrivains qui, coincés dans une impasse, n’ont plus que les mots comme raison d’être. Le poème traduit d’autre part la rencontre brutale, tragique peut-être mais ô combien stimulante, entre la culture vietnamienne restée plus ou moins stricte, tant par son caractère profondément rural que par le contrôle politique, et la mondialisation incarnée par l’émergence de la technologie informatique, en particulier de l’internet. En se demandant : « Comment être à la fois vietnamien et citoyen du monde ? », le poète essaie en effet de penser le Vietnam non seulement dans ses problèmes internes mais de le libérer du nationalisme étouffant qui jalonne toute son histoire, afin de s’interroger sur son rapport à l’extérieur. Et c’est dans cette dimension historique que réside l’extraordinaire modernité du poème.
[2] Titre du poème "Thirteen ways of a blackbird" de Wallace Stevens
[3] Ce caractère en chinois a le sens de couper, trancher, décapiter.
[4] Roman chinois classique
[5] Depuis 1945, date de la fondation du régime communiste au Vietnam, le terme Oncle en majuscule est réservé exclusivement par les autorités pour désigner Ho Chi Minh.
[6] Nouvelle célèbre de l’écrivain vietnamien Nam Cao.
[7] Ce poème cru mais hilarant décrit un coït fantastique avec le sable qui n’est pas sans rappeler celui du Robinson du Vendredi ou les limbes du Pacifique qui dans la solitude, fait l’amour avec un arbre. Cependant, alors que le héros de Tournier satisfait ses besoins sexuels, le poète vietnamien attaque les tartufes. Avec une très grande audace dans le choix du vocabulaire, l’accélération du rythme, l’explosion de la phrase, le texte de Nguy ?n Qu ?c Chánh est à la fois fantaisie érotique, commentaire méta-linguistique et acte social.