VII. Une addiction fatale

Ce texte est une version de travail du Bonhomme Pons, qui a pris ensuite une forme différente en vue de sa publication en volume, aux éditions Belfond, en septembre 2014.



D’aucuns imagineront, dès lors, que Pons avait tout pour devenir le plus heureux des hommes, fort de ses deux manies. Mais outre le fait qu’il est souvent plus difficile de tenir une résolution que de la prendre, c’est ignorer le coà»t du plaisir, dans notre société où tous les vices sont transformés un jour ou l’autre en modèles économiques. A choisir le menu du sommelier, àne se rien refuser quelques heures durant, son escapade chez les frères Troisgros lui avait coà»té la bagatelle de 472 francs, trois semaines de travail au smic. Doublée d’une véritable exigence, la gastronomie est une addiction qui se révèle plus onéreuse encore que l’opium, pour qui n’a jamais appris l’art de la grande cuisine, et n’y a même jamais songé. Quant àl’ordinaire des brasseries parisiennes, il pouvait peut-être lui combler la panse, mais n’avait pas plus d’effet que la méthadone sur l’héroïnomane passionné, ne faisant que reculer le manque de quelques heures.


S’il avait encore les moyens, en 1973, de s’offrir une excellente table de temps en temps, s’autorisant un déjeuner mensuel chez Lucas-Carton, il lui fallut bientôt choisir entre collectionner et manger ses économies. Il multiplia dès lors les visites àsa famille parisienne, qui eut le bon goà»t d’oublier ses frasques d’antan, de le recevoir àdîner comme l’enfant prodigue, flattés que l’on était, chez les Popinot, les Cardot, les Camusot, de recevoir une vedette que l’on croyait encore, alors, susceptible de rivaliser avec Michel Fugain ou Nino Ferrer. Pons prit la funeste habitude d’organiser ses semaines en fonction des dîners en ville aux meilleures tables où il avait quelque chance d’être convié, de choisir ses relations en fonction des talents de leur cuisinière. Il justifiait sa présence d’un petit récital au piano, de compliments bien tournés, de sourires fallacieux aux plaisanteries douteuses de ses hôtes. Mais les années passèrent sans qu’aucun nouveau disque ne paraisse ; on ne parlait plus de lui comme d’un chanteur àla mode, mais comme d’un autre qui a été un peu connu, cinq ans plus tard on ne le présentait plus que comme une vieille connaissance dont mieux valait taire la fonction sociale ; il lui fallut multiplier les grimaces pour se maintenir àtable, se servir de compliments de plus en plus humiliants comme de menue monnaie, se rendre nécessaire.


Dans les années 80, il avait timidement commencé àproposer ses services autour de lui, décidé àfaire partager aux enfants de la société en pleine mutation ses connaissances musicales. Non seulement plusieurs de ces gamins de nouveaux riches se révélèrent de véritables bà»ches, sans plus d’oreille que de doigté, ce qui rendit leur professeur indésirable dans trois familles au moins, mais de toute façon ce fut partout le début de la fin : on invite moins facilement àdîner le professeur de piano de ses filles qu’un artiste, fà»t-il de variété, et déchu. Et puis, l’époque n’était plus aux tables ouvertes ; on ne conviait plus, désormais, on recevait, et de préférence les gens utiles àune carrière ou un projet précis. Pons s’accrochait avec d’autant plus d’opiniâtreté que même les brasseries parisiennes étaient devenues un luxe, àl’aune de ses revenus décroissants. Il avait bientôt appris àse fondre entre les meubles, àvéhiculer les médisances d’une maison l’autre sans qu’on ait besoin de le lui demander, appris aussi bien às’avancer au moment des salutations, àla fin d’un dîner, de manière àapparaître dans le champ de vision de l’une des convives àl’instant précis où elle ouvre la bouche pour proposer de remettre ça bientôt, mais chez elle, pour peu qu’elle soit polie elle ne pouvait que se tourner légèrement, ajouter que, bien sà»r, s’il le cÅ“ur lui en disait, ce serait un plaisir d’avoir monsieur Pons... Il n’était plus un convive de choix, mais un pique-assiette dont on avait même oublié qu’autrefois il avait été courtisé. Son estomac commandait depuis trop longtemps pour qu’il lui reste la force d’y résister, n’ayant besoin de personne, cependant, pour comprendre qu’il s’enfonçait dans une multiplication redoutable de petites lâchetés ordinaires qui mises bout àbout ne pourraient jamais que lui faire une grande pente fatale àdévaler.


Le destin, pourtant, n’est jamais si noir que certains romanciers se complaisent àle peindre. En 2003, alors qu’il s’approchait des écueils de la soixantaine avec l’effroi qui gagne le capitaine àl’apparition des premiers icebergs, une vertèbre qui se déplace, une molaire qui se casse, le hasard le vengea de l’indifférence des femmes et de la condescendance de ses derniers hôtes. Il lui octroya l’une des consolations les plus rares et les plus précieuses qu’on puisse espérer, dans la société parisienne d’aujourd’hui : un ami, un ami véritable, sur qui s’appuyer, àqui tout dire, absolument, àqui, en un mot comme en cent, se confier - corps et âme.


2 juillet 2012
T T+