VII. Une addiction fatale
S’il avait encore les moyens, en 1973, de s’offrir une excellente table de temps en temps, s’autorisant un déjeuner mensuel chez Lucas-Carton, il lui fallut bientôt choisir entre collectionner et manger ses économies. Il multiplia dès lors les visites à sa famille parisienne, qui eut le bon goà »t d’oublier ses frasques d’antan, de le recevoir à dîner comme l’enfant prodigue, flattés que l’on était, chez les Popinot, les Cardot, les Camusot, de recevoir une vedette que l’on croyait encore, alors, susceptible de rivaliser avec Michel Fugain ou Nino Ferrer. Pons prit la funeste habitude d’organiser ses semaines en fonction des dîners en ville aux meilleures tables où il avait quelque chance d’être convié, de choisir ses relations en fonction des talents de leur cuisinière. Il justifiait sa présence d’un petit récital au piano, de compliments bien tournés, de sourires fallacieux aux plaisanteries douteuses de ses hôtes. Mais les années passèrent sans qu’aucun nouveau disque ne paraisse ; on ne parlait plus de lui comme d’un chanteur à la mode, mais comme d’un autre qui a été un peu connu, cinq ans plus tard on ne le présentait plus que comme une vieille connaissance dont mieux valait taire la fonction sociale ; il lui fallut multiplier les grimaces pour se maintenir à table, se servir de compliments de plus en plus humiliants comme de menue monnaie, se rendre nécessaire.
Dans les années 80, il avait timidement commencé à proposer ses services autour de lui, décidé à faire partager aux enfants de la société en pleine mutation ses connaissances musicales. Non seulement plusieurs de ces gamins de nouveaux riches se révélèrent de véritables bà »ches, sans plus d’oreille que de doigté, ce qui rendit leur professeur indésirable dans trois familles au moins, mais de toute façon ce fut partout le début de la fin : on invite moins facilement à dîner le professeur de piano de ses filles qu’un artiste, fà »t-il de variété, et déchu. Et puis, l’époque n’était plus aux tables ouvertes ; on ne conviait plus, désormais, on recevait, et de préférence les gens utiles à une carrière ou un projet précis. Pons s’accrochait avec d’autant plus d’opiniâtreté que même les brasseries parisiennes étaient devenues un luxe, à l’aune de ses revenus décroissants. Il avait bientôt appris à se fondre entre les meubles, à véhiculer les médisances d’une maison l’autre sans qu’on ait besoin de le lui demander, appris aussi bien à s’avancer au moment des salutations, à la fin d’un dîner, de manière à apparaître dans le champ de vision de l’une des convives à l’instant précis où elle ouvre la bouche pour proposer de remettre ça bientôt, mais chez elle, pour peu qu’elle soit polie elle ne pouvait que se tourner légèrement, ajouter que, bien sà »r, s’il le cÅ“ur lui en disait, ce serait un plaisir d’avoir monsieur Pons... Il n’était plus un convive de choix, mais un pique-assiette dont on avait même oublié qu’autrefois il avait été courtisé. Son estomac commandait depuis trop longtemps pour qu’il lui reste la force d’y résister, n’ayant besoin de personne, cependant, pour comprendre qu’il s’enfonçait dans une multiplication redoutable de petites lâchetés ordinaires qui mises bout à bout ne pourraient jamais que lui faire une grande pente fatale à dévaler.
Le destin, pourtant, n’est jamais si noir que certains romanciers se complaisent à le peindre. En 2003, alors qu’il s’approchait des écueils de la soixantaine avec l’effroi qui gagne le capitaine à l’apparition des premiers icebergs, une vertèbre qui se déplace, une molaire qui se casse, le hasard le vengea de l’indifférence des femmes et de la condescendance de ses derniers hôtes. Il lui octroya l’une des consolations les plus rares et les plus précieuses qu’on puisse espérer, dans la société parisienne d’aujourd’hui : un ami, un ami véritable, sur qui s’appuyer, à qui tout dire, absolument, à qui, en un mot comme en cent, se confier - corps et âme.