à propos d’écrire avec les habitants

Dans un train entre Mons et Bruxelles, je ne sais trop pourquoi, j’ai envie d’écrire sur ces travaux d’écriture en résidence dans un quartier quelque part en francophonie.
Essayer de raconter une démarche, mettre des mots sur une démarche, ou plutôt une non-démarche.
Je suis, qui je suis ? quel est mon métier ? je travaille avec les mots. Les miens ceux des autres. Je récolte la parole d’autruis. J’aime la faire entendre. J’aime la vie des autres. J’aime toute vie. La vie d’un enfant, d’un adulte, d’un ado, d’un âgé, d’un aïeul, d’un disparu, et aussi, de plus en plus, la vie d’une fourmi, d’une araignée, d’un arbre. (Ce marronnier ce matin aperçu depuis la fenêtre du train entre Amiens et Lille, déployé tant, si harmonieusement déployé, vastitude, son histoire…si simplement là, offert, vert offert, parole du paysage. Passant.)
J’aime les mots que quelqu’un emploie pour se dire, pour dire. Passant.
« ces travaux d’écriture en résidence dans un quartier quelque part en francophonie »
y a-t-il un meilleur intitulé que celui-là ? Plus juste ? plus parlant ? plus près de ce travail ?
Un travail d’écriture…
Oui il y a un travail d’écriture.
Qui commence par un travail de glanage.
Glaner des paroles dans un quartier, dans un lieu circonscrit, dans une ville…
Glaner les paroles de ceux qui habitent ce quartier, ce lieu circonscrit, cette ville…passants.
Glaner, tendre l’oreille, et les doigts dansent sur le clavier. Passante.
J’écoute avec les doigts. Ma mère m’a appris la dactylo très jeune.
Glaner, devenir invisible parmi les invisibles, devenir anonyme passant, marcher depuis ma transparence, me fondre, disparaître dans un quartier pour le faire apparaître, le quartier l’autrui. Me fondre dans la parole entendue pour la faire renaître. Lui donner audience, partage, don…offrir.
Glaner, ouvrir tout mon être aux mots qui se disent, les doigts dansent, l’esprit écoute à 360° ; ouverture absolue, ou presque, qu’est-ce qui écoute en moi ? je ne sais pas le définir. Quelque chose qui semble ne pas se définir. Il y va du cœur, il y va des yeux, il y va des doigts, il y va du cou, du corps, des pieds même, du ventre, de la gorge, le cœur oui, les doigts lui, l’être écoute… la première personne croisée porte l’histoire à venir, elle est le début de notre histoire, de l’histoire qu’on va raconter en tissant les paroles, elle est le début de notre nouveau monde, elle est l’inconnu tout entier révélé et toujours inconnu.
Glaner, je n’aime pas glaner seule. Glaner, cueillir, recueillir, écrire, écouter, guetter, veiller, accueillir, recevoir, puiser, épuiser, empreinte, s’empreindre, se mettre à l’unisson, s’unir, s’effacer…glaner …
Pas seule. J’aime glaner accompagnée. D’un autre glaneur. Vincent à Amiens, Bertrand au c h à dijon,…Des musiciens. J’aime glaner aux côtés d’un musicien. Qui écoute musicien.
Qui est là dès le surgissement de la première parole.
Ou peut-être un peu plus tard.
Glaner. Et puis revenir à la matière glanée. La reprendre sur la feuille, là où les doigts danseurs l’ont semée.
Glaner, revenir d’abord à ce temps de glanage. Il y a presqu’une indécence au premier abord, presqu’un abordage. On aborde avec notre langue sur une terre étrangère, une langue inconnue, un autre visage. On aborde, on dit bonjour, on s’intruse, on s’immisce, on entre dans l’interstice des mots de l’autre. On ne sait pas très bien encore pour quoi pour aller où vers quoi mais on arrache des mots on tente d’être le filet le plus vaste des mots poissons, la parole en face est ce poisson sans relâche sans commencement ni fin, delà presque celui qui parle, elle danse devant nous la parole, et l’on s’approche au plus près de son mouvement sublime, et de la vie qui là devant nous se trame. Un abordage oui, en douceur, le plus doucement possible, la plus grande douceur, la douceur infinie, pour aller chercher comme la racine de cette parole sans saisie, la source quelque chose d’une source qui danse en langue au visage en face et façonne sa vie en raconte.
Sa vie, ou juste quelques mots de là où on est, de là où ou voudrait aller, de là sur la pointe de notre langue où on …on sait pas où on va. La langue est le chemin qui parle et ne s’arrête pas. Pourtant l’on sait dès la première parole glanée, l’on sait qu’il y aura au bout du travail -c’est un travail- comme une arrivée, un retour, un renvoi de la langue à la langue, un renvoi de la langue au monde entier de langues. (comment la langue d’autrui dit le monde où nos êtres sont en présence, que dit-elle de ce monde cet être de là d’où il vient où il va …)
La langue sans fin circonscrite dans son brin de temps glané sur un papier devient presqu’un caillou. Voilà qu’on a une frontière, un avant un après cette part de monde sur terrain vierge. Une consistance de vie.
Oui voilà, revenir à la matière glanée. la reprendre sur la feuille donc, lui enlever ses coquilles de frappe, pas de ponctuations, des mots qui s’enchaînent comme ils se sont déliés sous nos yeux. Un fragment de chromosome linguistique. Et tout semble être contenu dans ce petit-là. Toute une vie semble se dire même dans le plus concis, même au plus anodin, il y a la naissance d’un caillou, densité insensée de langue de chair. Le caillou de la chair en parole. Et on lui donne une forme.
Après parfois l’on revient à la personne qui nous a livré délivré, parfois on lui donne à entendre là en toute intimité en secret presque comme une résistance souterraine à tous nos écrans oui, on lui renvoie on lui offre le caillou de sa chair de langue. Et l’émotion est vive.
C’est les mots d’elle de cette personne vraiment ses mots pour du vrai qu’on remet au mouvement du monde de ma langue propre et de la musique du musicien qui accompagne le voyage. La langue oui est rendue au monde.
C’est toute une aventure quand on revient prendre encore un peu au grand filet vaste un peu de langue d’autrui langue poisson sans fin, on revient, pourquoi il revient celui-là m’écouter moi ? se dit sans doute la personne là en face, pourquoi moi ? C’est comme ça, il faut revenir, c’est comme inéluctable, aller au bout sans bout de ce voyage, aller chercher quelque chose encore à tisser, matière de langue à mailler pour le caillou dense de chair de langue à la rivière du monde.
Côtoyer à nouveau en soi, fréquentation intime, l’invisible qui laisse apparaître l’autrui. Le visage d’autrui. Se mettre au blanc de soi. En nu. Eau. transparence. Un peu confus un peu désolé, un peu heureux de partager encore d’être là encore un temps avec l’inconnu qui disparaîtra c’est presque toujours une disparition après du visage sauf la mise en chantier du langage glané.
Reste le labeur oui le travail oui, la mise dans ma bouche, la mise en dans ma bouche de bouche autre, de langue autre, la façonne du caillou du monde, aussi simple que gravier sur chemin, aussi chemin que le chemin. Le chemin est à sa pierre ce que la pierre est à son chemin.
Ainsi toi que je ne connaissais pas tu deviens à mon chemin ce que ton chemin devient à mon visage, ce que mon chemin devient à ton visage, un échange d’infini, un infini réinventé dans notre rencontre, une résurrection de l’invisible, une lumière, un moment, et pour toujours.
la renvoyer au ciel à terre de langue à ciel à terre à langue
cet ineffable caillou

17 septembre 2015
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