Un an.
On laisse les derniers mots sur une page - page d'écriture ; on
se tait - contemplation de soi et des mots -, pour aller à Sarcelles
chaque matin la route est longue, éloignement, contourner le Nord-Ouest
de Paris à distance, s'inspirer des courbes de la Seine, et monter
à pic sur la Nationale 1 qui coupe en deux des champs sans rien
et des villes à hauteurs variables.
Les derniers mots qui accompagnaient ces moments d'écriture, il
y a un an, à Sarcelles : les élèves tendent sans
que je leur demande vers l'écriture brève, vers la poésie,
c'est donc une pensée pour mon ami Hervé, il m'a envoyé
le corpus de poèmes modernes et contemporains qu'il utilise en
Normandie avec sa classe de Seconde. Et le constat pour moi d'une difficulté
: "il faut pour écrire que l'acte de compréhension
des consignes demande effort, que cet acte de compréhension soit
séparé de mon énonciation à moi, contrairement
à ce que requiert souvent l'exercice scolaire".
Faire écrire. J'en demeure à la certitude que pour lire,
il faut écrire et non le contraire. J'avais dit "poésie",
moi qui, face à la poésie comme face à la musique,
bégaie parce que c'est un monde un peu étranger - je n'oserais
prétendre savoir lire.
Cette année, le corpus confectionné en Normandie par Hervé,
je l'ai photocopié et relié, puis distribué aux vingt-huit
élèves qui composent la classe de Seconde dans laquelle
j'enseigne. Ils ont lu sans moi d'abord, comme ils voulaient, dans l'ordre,
pas dans l'ordre, cela m'était indifférent.
Quelques extraits - quelques vers ou lignes extraits des poèmes
:
"Un silence quon écoute
avec toujours ce qui parle
Sans un mot, ce qui se tait." Jacques Ancet
"Ni toi ni moi mais grains dans un grand champ de blé
Celui qui grave un nom commet peut-être un crime" Roger Bodart
"On a réconcilié la fièvre. On a dit au cur
Dêtre le cur. Il y avait un démon dans ces
veines" Yves Bonnefoy
"Jamais plus loin que la main et le bras. Ils maimaient
et je les aimais. Cet obstacle pour le vent où échouait
ma pleine force, quel était-il ? Un rossignol me le révéla,
et puis une charogne." René Char
"Mais au bout de tout cela, lon se heurtait inévitablement
à un mur. Et en effet, du dehors, un regard attentif sur la falaise
eût découvert que la paroi était, en manière
de columbarium, percée de maintes ouvertures peu profondes."
Roger Kowalski
"Je parle comme on bat des bras dans le noir
je fais notre lit dans ma voix
jécris
dans mon ventre se tracent des lettres que je ne déchiffre pas
jouvre les yeux
mes paupières técrivent
je suis blessé" Henri Menschonnic
" sables qui glissent sous le chanteur
lorsque dans lorbe du sortilège
lâme éprouve le vertige" Péricle Patocchi
" Viens voir marceline comment un homme pleure
Et ce quil reste quand il a tout perdu
Ni la belle vaillance quon prête au soldat
Ni la mâle assurance au péril dun sanglot
Ah madame le cur me manque et le temps
Quel crime faut-il expier sinon daimer
Chacun de mes vers est une goutte de sang" Jean Ristat
" La mort elle même même. Identique à elle
même même." Jacques Roubaud
" Et tu fermais la porte qui donne sur le noir" Claude Roy
" Je vous dirais encore une fois : " Dormir ",
Le corps encor tout plein de la réalité cognante.
Je nai jamais écrit que pour quun peu
De sommeil soit possible" Jean Senac
" Ils chantent la folie
Leur science est dinnover
Ils usent de dérision
Ils endurent solitude
Ils critiquent la mort
Ils sabrègent la vie
Tous les mots épuisés
Ils sinclinent au ventre des femmes" Jude Stéfan
En classe, on a parlé de tout cela un peu, histoire de dire ensemble
que les fleurs, les saisons et les aveux d'amour ne constituaient pas
seuls la poésie, que la rime ne rime pas à grand chose,
qu'il y a des blancs dans les mots et entre les mots, tenter surtout de
mettre des mots sur le contemporain de la poésie - les présenter,
quelques-uns de ces poètes aussi, dire qu'aujourd'hui la plupart
d'entre eux sont vivants, lire à haute voix enfin.
Le vendredi midi, le CDI est vide - tout simplement parce qu'il n'y a
ce jour-là qu'une documentaliste et qu'elle déjeune. Le
lycée s'appelle La Tourelle, et la tourelle est là, qui
s'élève en lumière et en cercle au-dessus de nos
têtes, on peut grimper et alors voir d'en haut en s'appuyant à
la balustrade concentrique ceux qui sont autour des tables en bas.
La moitié de la classe, cela fait quatorze élèves,
ils ont lu tour à tour quelques vers ou lignes issus du recueil
- mettre en voix, et on a mis aussi en espace, en haut trois élèves,
trois voix, trois corps contre la balustrade, en bas l'une assise à
un bureau, deux sur des tables, les autres dans les coins comme au bout
des branches d'une étoile dessinée par les rayons de livres.
Je leur ai demandé ensuite d'écrire quelques vers aussi,
à partir des vers qu'ils venaient de lire - quinze minutes pour
cela, je ne regarde pas la feuille, ils reprennent leur place et lisent,
les voix viennent d'en haut, d'en bas, de chaque coin, les corps des élèves
prennent appui sur les tables, le portemanteau perroquet, la balustrade
concentrique, les montants de bibliothèque, les voix se succèdent,
on ne commente pas, on entend.
A partir de l'Imperceptible de Jacques Ancet, cela donne le poème
de Claudio ( qu'il tapera lui-même ensuite dans cette disposition
) :
Deux syllabes, Cinq lettres, Suffisantes Pour rendre Un homme ivre,
Dépendant, Sensible, Inconscient.
Deux consonnes, Trois voyelles, Susceptibles Dapporter Le bonheur.
Ce nest Quun bien Qui nous fait Du mal.
Autres moments d'écriture :
- un travail sur la phrase de Kowalski à partir du poème
intitulé Les rêveurs - "Il s'élevait au-dessus
de la ville une falaise noire d'une si prodigieuse hauteur qu'elle se
perdait dans les brumes durables. (...)". A dessiner les neuf phrases
en segments, je notais que les compléments de lieux et les désignations
de lieux traçaient le parcours du rêveur : quatorze compléments
de lieu pour neuf phrases, le rythme était donné de lieu
en lieu.
J'ai donné pour consigne : vous reprendrez la structure des neuf
phrases de Kowalski. Tout d'abord vous dresserez la liste de quatorze
compléments de lieu, puis vous écrierez neuf phrases les
intégrant. Cela donne le texte de Salim :
Jai vu à travers la mer du Nord dand les nuages et les
tempêtes toutes les nuances de larc en ciel. La mer grossissait
à chaque instant transportée par le vent au-delà
du rivage ; les étoiles se reflétaient au sein de la mer,
qui modifiait leur image sur de gigantesques vagues. Dans les bois,
le vent retenait son souffle, accordant une trève aux feuillages
qui flottaient tels de long cheveux, au-dessus des rochers. Au bruit
de la mer, par dessus les falaises, venait se mêler les cris des
animaux, fascinés par ce coin paisible, invisibles dans les brumes
opaques. Aux environs, seule lherbe bruissait, les fleurs aux
parfums enivrants caressaient au passage les lièvres imprudents
qui bondissaient hors de leurs terriers. Tout au long des rochers, jentendais
les doux murmures de créatures égarées; le soir
venu je masseyais au pied de la roche et je sentais approcher
le froid venu de loin qui envahissait cette nature acceuillante mais
qui me renvoyait lécho de ma solitude.
- un travail à partir de Page blanche, beau désert donné
par Hervé : de même que Péricle Patocchi rapproche
la page blanche du désert, vous tâcherez de dresser un parallèle
entre un objet, un sentiment ou une personne et un élément
de la nature. Cela donne le texte de Suzanne qui associe ses lunettes
à l'eau :
Les lunettes de plage
Voir comme si on prenait un cadre meilleur Des amis plus doux, cependant
un regard plus doux . A travers mon champ de vision ,
Je nage et me demande,
Qui a le plus raison, le verre
Ou de vagues grimaces qui
Me donnent un air de fille déboussolée ?
Voir grâce à elles pour me noyer,
Dans ce transparent peu profond.
Ne plus distinguer lhorizon
Allons tous à la nage, copines et copains
Le chemin est encore loin .
Fournissons donc encore plus deffort,
Pour arriver à bord.
Voir à travers ces deux verres.
En parcourant tant de chemins,
On flotte sur des corails plus ou mois brulants.
On sinstruit tout comme on fuit,
La vérité se trouve ici.
Admirons ce soleil qui éblouit,
Et demain nous prendrons une pose établie,
Et lenvie de courir sur le sable endormi
.- En fait, l'écriture ne me vient pas facilement et je ne mets
pas mes élèves dans la situation d'écrire spontanément.
Depuis le début de l'année, en aide individualisée,
avec des groupes de quatre élèves présentant des
difficultés quantifiables, nous travaillons à partir d'un
fait divers raconté par Stendhal dans Voyage en Italie ( extrait
: "une femme mariée de Mélito connue par sa piété
ardente autant que par sa rare beauté, eut la faiblesse de donner
rendez-vous à son amant dans une forêt de la montagne à
deux lieues du village. L'amant fut heureux. Après ce moment de
délire", elle se confesse, embrasse ses enfants, creuse deux
fosses, tue son amant, se tue ensuite ) : je me proposais de tenir l'heure
toute l'année sur les dix-sept lignes de Stendhal : le fait divers,
les élèves le réécriront sous forme de fable,
de nouvelle courte, de tirade de tragédie classique, de dialogue
de comédie, d'éloge, de blâme, de brouillon, d'autobiographie
; mais parce que la notion de genre me semblait très insuffisante,
dans le corpus de textes connus ( pour la fable, Le corbeau et le renard
- tous les élèves la connaissent -, pour la nouvelle, Maupassant
qui m'ennuie, pour la tragédie "ô rage ! ô désespoir
!", etc.), j'ai ajouté Conte de Rimbaud, un extrait des Géorgiques
de Claude Simon, le début d'Iniji de Michaux ; bref, il s'agissait
de montrer que ce que les élèves appellent un texte difficile
est un texte qu'ils ne connaissent pas, tandis qu'un texte facile est
un texte connu, car enfin ! "si votre ramage se rapporte à
votre plumage" n'offre pas une compréhension plus immédiate
que "Ne peut plus, Iniji".
- Après la lecture du début d'Iniji, ils ont écrit
le fait divers rapporté par Stendhal, en éclatant chronologie,
explication, syntaxe et même morphologie. Cela donne le texte de
Massinissa : Lépave
Daprès Voyage en Italie de Stendhal
Isabeau
pure chaste
Auréolée de perles
Couronnée darbres de mille ans
Soleil entretient Isabeau
Soleil illumine notre roseau
Isabeau a perdu la vue
Maison forêt inaperçues
Fâcheuse rencontre
Dans les ténèbres
Ville polluée délabrée
Inactive de ce monde
Engloutie sous terre
Le monde se souleva
Les nuages se dispersent
La terre ne féconde plus
Destin cruel
Qui est-elle ?
Où va-t-elle?
Milda Isabeau
Amilda Ana Isabeau
Omilda Isabeau
Et Isabeau nest plus
Epave corps meurtri
Corps Endormi
Inanimé de ce monde
Mildador Isabeau
Midomor Isabeau
Mildamoreta Isabeau
Lespoir
Où est lespoir ?
Les êtres sen détournent
La nature lacceuille dans lobscurité
Cadavre
Où est son cadavre ?
Isabeau sest perdueEnsuite, eh! bien, ensuite, moi, je m'ennuyais
- il fallait plus d'espace que l'espace biscornu du CDI, il fallait que
les textes des élèves franchissent d'autres lieux, rencontrent
d'autres regards, d'autres voix. Puisque l'an dernier, j'avais pensé
me tourner vers Hervé et cette année lui avais pris pour
être moins seule et ne pas choisir moi-même son corpus de
poèmes modernes et contemporains, puisqu'Hervé écrit
des poèmes et me les envoie un à un, que je les lis et les
aime, puisque le site de La Page Blanche d'abord, celui de François
Bon ensuite les ont donnés à lire, je l'ai invité
dans ma classe.
Poème d'Hervé Chesnais :
La gloire de mon père Dans larmoire de mon enfance - marqueterie
rustique - un fusil mitrailleur dont je trouvais les balles en volant
des bonbons ; cétait le temps de mes dents saines et de
mon père aux cheveux roux.
Il aimait parler en arabe aux colporteurs de ces pays ; que disait-il
? Les mots que je sais aujourdhui, qui enchantaient les
exilés. Ils repartaient pauvres, ravis, mais moi javais
tremblé pour eux quil ne ressorte son fusil, pas les mots
dadieux ni dusage, le fusil. Les balles ailées; les
balles.
Les photos je les avais vues. Cadavres de bergers exécutés
; mon père assassin qui se targuait de preuves. Avant après,
vivants puis morts, abattus là les mains liées dans la montagne
qui était leur. Et je trouvais des balles en cherchant des bonbons.
Et javais peur pour les vendeurs berbères, tant ils ressemblaient
aux cadavres, aux trophées de mon père.Bonne humeur d'Hervé
toujours.
Dans la voiture, il a dit ce qu'il fallait dire : à l'aller, que
la route est triste - et de me parler de sa campagne, de la lumière
le matin dans les bocages -, au retour qu'elle est moins laide - et de
s'exclamer avec moi que le pont de Gennevilliers brille et est bleu !
A l'heure du déjeuner, nous avons retrouvé les quatorze
élèves. Jean-Luc qui est professeur de Génie électrique
(je serais bien incapable d'expliquer ce qu'il enseigne, il y a des ordinateurs
dans sa salle, et il dessine des schémas compliqués et précis)
n'est pas allé à la cantine, il est venu avec nous. J'attendais
les élèves à la porte du CDI avec une photocopie
et un signe de silence.
Photocopie :
Cours(e) poétique sur le terrain idéal du C.D.I.
Module du vendredi 24 mars en présence d'Hervé Chesnais
Toutes les lectures auront lieu sans commentaire. Pensez à articuler
et à parler fort !!
1. Reprenez sans mot dire en emportant votre recueil de poèmes
votre place dans le C.D.I. (Bintou là-haut, Suzanne sur la table,
Claudio dans son coin, etc
)
2. Quand tout le monde est en place, lisez les vers que vous aviez choisis
la dernière fois.
3. Lisez ensuite les vers que vous aviez écrits à partir
des vers choisis.
4. Lisez enfin un autre texte poétique que vous avez composé
( par exemple celui du dernier devoir ou un texte composé à
une autre occasion).
5. Hervé Chesnais lit Ni Ulysse ni Télémaque et La
gloire de mon père 1.6. Asseyez-vous ensuite où vous voulez
: vous avez quinze minutes exactement pour écrire un texte de cinq
à dix lignes intitulé :
Ni X ni Y, ou bien
La gloire de Y, ou bien
La Y de X
( X et Y seront évidemment déterminés par votre choix.
Par exemple :
Ni fille ni garçon, ou bien
Ni l'été ni l'hiver, ou bien
La gloire de mon grand-père, ou bien
La gloire des imbéciles, ou bien
La honte des héros, ou bien
La joie des fiancés, etc
)
___________________________________________________________________________
Les élèves ont repris leur place, Hervé et Jean-Luc
se sont assis à une même table, je suis restée debout
afin de distribuer la parole, lever la main vers l'élève
là-haut, me retourner vers celui qui s'était complètement
dissimulé derrière un rayon de bibliothèque. Le silence
d'Hervé et de Jean-Luc rendait les textes lus plus beaux - silence
presqu'intenable quand la voix de Suzanne s'est élevée,
grave, chaude, on entend toujours son souffle, je la fais lire à
presque tous les cours depuis que, timide, elle a immédiatement
appliqué le conseil que je lui donnais : lis dans la colère
! hurle ! La classe entière, ce jour-là, a sursauté.
Hervé tournait la tête, tendait l'oreille, souriait quelquefois
; Jean-Luc demeurait immobile, mains posées à plat, visage
statique. On ne se parlait pas, on entendait.
L'après-midi, classe entière : vingt-huit élèves.
Je tenais à ce que le partage se poursuive. Au contraire, on a
parlé : les élèves ont posé des questions
à Hervé ( "dites-vous des vérités de
votre vie dans vos poèmes ? A quel moment de la journée
écrivez-vous ?" ), il a répondu. Il a lu, les élèves
ont lu aussi. Mireille, professeur d'Anglais, est venue dans la classe
; c'est elle qui a lu le texte de Jessica qui n'avait pas le cur
de lire - c'est dur de lire quand on n'en a pas l'habitude. La voix de
Mireille, on ne l'entendait pas trembler - elle tremblait.
Poème de Jessica :
Tout devint soudain trouble autour de moi et je croyais que j'allais me
perdre dans les ténèbres de ma solitude. J'ai jeté
un coup d'il aux alentours, cherchant du réconfort mais qu'est-ce
qui, dans ce monde étrange, pourrait me consoler ? Alors que je
pensais mes recherches vaines, je vis cette lumière au fond de
l'obscurité et je vis peu à peu celle-ci fuir par delà
l'horizon devant elle. Au début, je n'osais pas aller dans sa direction
mais je sentais sa chaleur se diffuser jusqu'à l'endroit où
je me trouvais. Je mis un pas devant l'autre vers cette lumière
que ce monde semblait craindre. Une fois devant elle, je m'aperçus
qu'au milieu se trouvait un garçon. Il me regarda tout en souriant,
puis il tendit sa main vers moi. Depuis que j'ai pris sa main, je ne suis
plus jamais retournée dans ce monde abandonné. Ce garçon,
venu d'un monde semblable au mien mais d'où il avait réussi
à fuir, me conduisit dans un monde différent pour que je
puisse avoir une vraie vie dans laquelle il serait mon grand frère.A
Sarcelles, les élèves viennent taper leur texte en salle
informatique le mardi matin ; ils ont lu Lambeaux de Charles Juliet
et demandent : vous en avez d'autres, des livres comme cela ? Mireille
lit L'enterrement de François Bon, Jean-Luc lit Un amour
de Swann, et m'a lu un extrait de La tentation de Saint- Antoine.
Je viens de terminer la lecture de Brin d'amour de Raphaël
Confiant et de commencer Le premier mot de Bergounioux.
Tous ces livres, en fermant les yeux, je me les lis tout bas à
haute voix.
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