“
Le dynamisme émotionnel apparaît [ainsi] comme la sauvegarde
de la vie. ” Basarab Nicolescu
Dans les réflexions sur les parcours d'élaboration
d'histoires de vie, il est rare que la question de l'émotion suscitée
au moment des interactions constructives soit abordée. Elle est
même plutôt refusée, reléguée aux rivages
du thérapeutique dont la pratique des histoires de vie, que ce
soit dans le cadre avoué de la formation ou de la recherche, se
garde – voire se méfie. Est-ce cela qui empêche de
voire l'émotion, de la considérer ? En tout cas elle est
bien présente, et les textes qui précèdent dans cette
revue le montrent (Fabienne Leblond par exemple), voire l’évoquent
(Maéla Paul).
Dans les textes
“ L’émotion porte un
préjudice momentané
à la liberté et à la maîtrise de soi-même.
” Emmanuel Kant.
Effectuant un tour rapide dans les écrits présentant
les histoires de vie, parcourant les index quand ils existaient, je n'ai
guère trouvé de références explicites aux
traces émotionnelles véhiculées aux travers de cette
pratique. Franco Ferrarotti évoque d'ailleurs la nécessité
de se protéger des "mystères visqueux du vécu"
(p. 91), des "préjugés et réflexes émotifs"
qui gravitent autour du concept de "culture populaire", et dont
l'envahissement peut dépasser selon lui le tolérable (p.
92). Renvoyant à la prééminence de la structure sociale
qu'il ne s'agit pas d'oublier, il y oppose la "versatilité
babillante des états d'âme" et le "cours imprévisible
des sentiments" (p. 150). Pourtant, il reconnaît que les histoires
de vie redonnent "chair et sens humain" (p. 27) à la
recherche sociologique et il leur accorde une polarité clinique
par l'herméneutique de l'interaction qui les fonde et qu'elles
autorisent, "interaction que l'observateur doit vivre sur un mode
actif jusqu'au bout" (p. 53).
Qu'est-ce à dire ? Y aurait-il possibilité d'un vécu
humain sans affect, ou que l'on pourrait désaffecter ? Cela m'incite
à évoquer celui que l'on peut considérer comme le
père de l'émotion au plan de la réflexion, à
savoir Henri Wallon. Il a en effet remarquablement mis en relief la prégnance
de l'émotion dans le processus vital constructif. Pour lui, l'émotion
est inextricablement liée à la cognition, elle est même
première : "À l'émotion revient le rôle
d'unir les individus entre eux par leurs réactions les plus organiques
et les plus intimes, cette confusion devant avoir comme conséquence
ultérieure les oppositions et les dédoublements d'où
pourront graduellement surgir les structures de la conscience" .
L'émotion est ce qui permet l’empathie reliant entre eux
les êtres humains. Et c'est en retour de cette vie affective et
relationnelle nourrie de et par l'émotion envisagée comme
clé du sens que surgit l'activité cognitive, par le biais,
précisément, de la narration qui l'exprime. Il n'y aurait
donc pas de récit possible sans émergence d'émotion,
non seulement du côté du narrateur, non seulement du côté
du narrataire, mais dans et par l'interaction qui à ce moment-là
les relie.
Michel Legrand quant à lui évoque – mais simplement
sous forme de note en bas de page (p. 253) – ce lien émotionnel
qu'il pointe dans les pratiques de récits biographiques : "Il
est inévitable qu'à la faveur des remémorations des
affects émergent, le plus souvent sous forme de tristesse (il arrive
que des larmes viennent aux yeux du narrateur)." Pourtant, il est
soucieux – quoique psychologue, et peut-être même pour
cela – de ne pas en faire la base de l’agir de cette pratique,
car il ajoute aussitôt : "Toutefois, l'intervention socioanalytique
a pour principe de ne pas accentuer l'expression des affects : on les
laisse certes s'exprimer, dans le respect, l’écoute, le silence,
mais on ne les travaille pas pour eux-mêmes. On repart sur le récit".
Ceci pose bien les limites entre différentes formes de pratique
narratives selon leurs visées et leurs cadres, et a le mérite
de reconnaître que l'émotion peut surgir là où
elle n'est pas spécialement convoquée. On est loin donc
des recherches cathartiques de la psychanalyses par exemple, mais peut-on
pour autant souscrire totalement à la neutralité –
fusse-t-elle prônée comme bienveillante – de Rogers
? Car qui dit émotion chez l'un ne peut éviter de voir l'émotion
induite en écho chez l'autre, c'est d'ailleurs cette capacité
à s'émouvoir de l'autre qui permet cette pratique (n’est-ce
pas précisément ce qui alimente la "bienveillance"
rogérienne ?). Raconte, ce que tu dis de ce que tu vis m'intéresse,
car je suis de la même pâte que toi...
Cette émotion qui nous est commune et nous lie renvoie à
l'émotion de la découverte, l'émotion visible de
quelqu’un qui comprend quelque chose. Si je réagis au récit
de l'autre, c'est que je le "comprends ". En mathématiques
particulièrement – discipline qui en soi porte peu vers les
extériorisations affectives – l’émotion, plaisir
de la compréhension comme douleur de l'absence de compréhension,
s'exprime pourtant, et avec une évidence frappante. De même
le eurêka ! du chercheur, véritable insight tant instantané
qu'imprévisible, surgit invariablement dans un enthousiasme contagieux.
Dans le champ des sciences humaines, de tels processus sont fréquents.
Jacques Wittwer parle de fulgurances. Et il donne un exemple personnel.
Faisant partie des personnes à priori sceptiques face aux démarches
tournées vers le passé, mais profondément authentique
vis-à-vis de lui-même et de ses ressentis, il évoque
sa réaction en remarquant par hasard la signature de son patronyme
sur un vitrail : "Ça m'a fait plaisir. Et j'ai été
furieux que ça m'ait fait plaisir!"
Dans les pratiques
L'équipe qui travaille autour de Vincent de Gaulejac et
Max Pagès tient ouvertement compte, dans ses séminaires,
sans doute de par sa caractéristique résolument interdisciplinaire,
du travail des affects de groupe : "Comme le roman, l'histoire de
vie est chargée d'affects, de joies et de souffrances, d'amour
et de honte... Apprendre à travailler son histoire ou à
la produire permet d'ouvrir un espace entre les fantasmes et la réalité,
de décoller les différents registres de l'histoire incorporée,
de l'ordre du social, du psychique et de l'émotionnel."
Lors de l'animation d’une session, voici les ressentis émotifs
que j'ai pu relever chez participants. Cela pouvait partir d'une quête
d'autorisation à les laisser surgir : "J'ai le droit de marquer
les événements douloureux ?", comme si cette mise en
commun devait s'accompagner d'une asepsie de ce qui pouvait être
évoqué à partir d'une trame personnelle visualisée
sur des panneaux. Par la suite, les expressions se sont regroupées
autour de sentiments reconnus comme mêlés, à connotation
majoritaire de déplaisir, d’étrangeté, d'étonnement,
d'appréhension, d'angoisse, de malaise, voire de honte : "dans
mon vécu, il y a beaucoup de choses qui ne me conviennent pas"
; "il y a des choses que je croyais positives et qui ne le sont pas"
; "il y a trop de choses que je ne connais pas, que je ne sais plus"
; "je croyais que tout était là, et je suis désagréablement
surprise de ne pas connaître réellement mes origines"...
Mais aussi : "je ressens du plaisir d'une telle richesse de tous
ces liens et tout ce que j'ai fait" ; "ça donne l'illusion
qu'on s'en sort un peu de cet héritage, c'est toujours très
fort" ; "cela me réveille moi-même, cela montre
ce qui est sous-jacent aux événements, qu'il n’y a
pas de linéarité. " Pourtant, quand ce plaisir s'exprime
spontanément, il est souvent associé à une gêne:
"j’ai dit certaines choses qui me tiennent à cœur,
j'en ai barré d'autres" ; "les mots ne reflètent
pas ce qu'on éprouve, on ne les trouve pas toujours" ; "j'ai
du plaisir à trouver une certaine logique et une cohérence
dans ma vie, mais cela me cause aussi du tourment et me montre des nœuds
décisionnels à affronter" ; "il y a d'autres leviers
qui s'écrivent assez peu"...
C'est bien de l'émotion qui émerge sous diverses tonalités
aux détours de cette pratique, qui transpire, se communique, s'échange
et se compare entre les différents participants. N'est-ce pas précisément
ce qui en fait la richesse, pour peu bien sûr qu'on ne la laisse
pas déraper comme le précise Michel Legrand (op. cit.) ?
On ne peut manquer de voir celle-ci à l’œuvre quand
on se trouve en situation. L'écoute de l'histoire de l'autre et
qui la suscite, n'est en rien passive, elle est vibrante. Bien plus tard
quand on y repense, c'est par l'émotion que les souvenirs sont
convoqués, plus que par l’évocation événementielle
– émotion qui déborde les temps institués pour
la pratique du récit, et qui s'alimente de tous les moments constructeurs
de la convivialité : il en reste des histoires mêlées
d'eau et de sable, de couleurs et d'odeurs, de souffrances et de frôlements,
de rapprochements et d'incertitudes, de séparations et d'interrogations.
Où, à partir de quoi et continent (l'histoire de) l'autre
me touche ? C'est notre réserve d'humanitude qui entre à
l'unisson, là où chaque vécu rencontre tous les vécus,
phase de socialisation par excellence. Lire le collectif à travers
l'individuel comme le prône Ferrarotti, réagir à l'autre
car c'est soi que l'on écoute à travers son récit.
" Parlez-nous de vous. Vite, s'il vous plaît. Bientôt
nous allons repartir, le travail n'attend pas. La moulinette va nous reprendre,
les questions, comment ça s'est passé, qu'as-tu appris,
qui as-tu rencontré ?...
Comment dire ?…
Vous ne dites rien. Cette émotion qui semble vous étreindre,
d'où vient-elle ? Qu'est-ce qui vous a touché comme cela
?
Comment dire... comment dire que jamais vous n'oublierez… Mais vous
ne dites rien, vous…
Votre silence se fait l'écho dit sens tu ".
Personne, même le "spécialiste", ne ressort
indemne d'une expérience d'histoire de vie. L'émotion est
toujours là présente, parfois palpable, plus ou moins maîtrisée,
plus ou moins partagée. Personne ne pourrait imaginer une telle
pratique déconnectée de ressentis humains, de réactivités
chez autrui à partir des mots articulés et des implicites.
L'émotion ne serait-elle pas le langage du non-dit, ce qui passe,
s'exprime au-delà et en deçà des mots ? Ceux-ci en
effet ne sont qu'une part de l'histoire : la vie naît de ce qui
s'en échappe. Les mots ne peuvent l'épuiser, ils ne servent
au mieux que de soupape à ce qui les anime. Les dits ne fonctionnent
entre nous que grâce aux non-dits qu'ils dégagent.
Voici un exemple de cette inévitable contagion. Il s'agit du début
d'un récit de vie :
"Le 11 novembre est le jour dit départ de mon compagnon.
Symboliquement, son déménagement marque la fin d'une vie
commune de 7 ans et d’une histoire de 13 ans puisque nous nous sommes
rencontrés très jeunes et encore lycéens.
Ce départ, pourtant prévisible du fait de la détérioration
de nos relations depuis plusieurs mois, me laisse très démunie.
Je ne le souhaitais pas et ne peux alors imaginer ma vie seule.
Il est d'autant plus difficile à vivre que sont nées Jeanne,
un été voilà 3 ans, et Marie, 2 ans plus tard.
Le 23 novembre, ma fille Marie ne s'est pas réveillée. Avec
elle, j'ai perdu une partie de moi-même. Je pensais jusqu'alors
avoir gouverné ma vie, dirigé mes choix, construit quelque
chose. Avec la perte de Marie, ma vie s'effondre. Je ne suis plus rien,
car je n'ai pu sauver mon enfant.
J'ai expérimenté la souffrance, la colère, un sentiment
d'injustice et d'impuissance tel que je ne l'avais jamais fait. "La
mort fait partie de la vie", dit le médecin de l'hôpital
qui nous accueille. Moi je dis non c'est impossible. La mort concerne
les autres, les vieux qui ont déroulé le fil de leur vie,
pas mon enfant."
S'il ne s'agit pas de tomber dans la sensiblerie, il ne s'agit pas
non plus de nier qu'histoires de vie et histoires de mort ou de séparations
sont inextricablement liées comme cet exemple le montre. Et qui
peut rester de glace à l'écoute de tels récits ?
Si l'on peut parler d'intelligence artificielle dans un cadre mécanique,
en aucun cas l'on ne peut parler d'écoute artificielle. Comme le
dit Jean-François Gomez dans sa thèse, "il nous semble
en effet qu'on ne collecte pas un tel matériau sans être
éclaboussé par la souffrance que (la vie) représente,
ce qui suppose une mobilisation considérable des affects . "
Ces considérations basiques rendent à l'expression, pour
l'heure plutôt mésusée, de ressources humaines, tout
son sens. Les histoires de vie ne peuvent ignorer cet aspect qui agit
et agite leur pratique. Qui a passé quelques jours à s'écouter
écouter en raccourci la vie des autres, ne peut pas ne pas avoir
touché du doigt ce qui se joue de plus profond à l'orée
de ces moments-là, de surcroît largement alimentés
par les instants de rencontres informelles. L'emblème revient à
saisir à nouveau au vol l'émotion de quelqu'un qui comprend
quelque chose .
C'est de cet ineffable liant dont nous avons tenté ici d'être
un témoin, sinon un révélateur parmi d'autres En
s'interrogeant sur ce qui peut surgir d'une telle réflexion comme
levier constructif vers cet aspect émancipatoire qu'à l'instar
de Jürgen Habermas, nous recherchons à partir de cette pratique
: savoir comment prendre en compte cette émotion, en évaluant
par là-même jusqu'où ne pas aller vers ce territoire
incertain, si sensible, cœur d'une autre histoire.
Je terminerai ici en citant un passage de l'ouvrage de Jean-Denis Bredin
intitulé Encore un peu de temps :
"Le professeur Hélian récite ses derniers mots,
il est plus ému que ceux qui l'écoutent, il leur parle de
la vie et de la mort, de la lumière et de la nuit, de l'histoire,
du temps, de l’instant et de l'éternité, de la joie
de toute souffrance, de la souffrance de toute joie, et du vide de ce
dernier cours, du vide qui suivra ce dernier cours."
Evoquons le vide qui nous saisit quand la personne se tait... |