Martine Lani-Bayle . Le non-dit des histoires de vie... aux risques de l'émotion

Martine Lani-Bayle est professeur en sciences de l'éducation à l'université de Nantes, et fondatrice de la revue "Chemins de formation" dont le numéro 3 vient de paraître - le texte ci-dessous en provient, et ouvre le dossier consacré à ces thèmes

contact et documents : Chemins de formation
on y trouvera CV et biblio, e-mail de Martine Lani-Bayle
les sommaires complets des trois numéros, ainsi que de nombreux articles en ligne (dont François Bon / Christophe Niewiadomski : dialogue sur les pratiques d'écriture)

à lire aussi : Pierre Dominicé (Genève) : la narration des transformations biographiques
pour aller plus loin : téléchargement RTF du texte ci-dessous avec notes de bas de page

 

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“ Le dynamisme émotionnel apparaît [ainsi] comme la sauvegarde de la vie. ” Basarab Nicolescu

 

 

Dans les réflexions sur les parcours d'élaboration d'histoires de vie, il est rare que la question de l'émotion suscitée au moment des interactions constructives soit abordée. Elle est même plutôt refusée, reléguée aux rivages du thérapeutique dont la pratique des histoires de vie, que ce soit dans le cadre avoué de la formation ou de la recherche, se garde – voire se méfie. Est-ce cela qui empêche de voire l'émotion, de la considérer ? En tout cas elle est bien présente, et les textes qui précèdent dans cette revue le montrent (Fabienne Leblond par exemple), voire l’évoquent (Maéla Paul).

Dans les textes

“ L’émotion porte un préjudice momentané
à la liberté et à la maîtrise de soi-même. ” Emmanuel Kant.

Effectuant un tour rapide dans les écrits présentant les histoires de vie, parcourant les index quand ils existaient, je n'ai guère trouvé de références explicites aux traces émotionnelles véhiculées aux travers de cette pratique. Franco Ferrarotti évoque d'ailleurs la nécessité de se protéger des "mystères visqueux du vécu" (p. 91), des "préjugés et réflexes émotifs" qui gravitent autour du concept de "culture populaire", et dont l'envahissement peut dépasser selon lui le tolérable (p. 92). Renvoyant à la prééminence de la structure sociale qu'il ne s'agit pas d'oublier, il y oppose la "versatilité babillante des états d'âme" et le "cours imprévisible des sentiments" (p. 150). Pourtant, il reconnaît que les histoires de vie redonnent "chair et sens humain" (p. 27) à la recherche sociologique et il leur accorde une polarité clinique par l'herméneutique de l'interaction qui les fonde et qu'elles autorisent, "interaction que l'observateur doit vivre sur un mode actif jusqu'au bout" (p. 53).
Qu'est-ce à dire ? Y aurait-il possibilité d'un vécu humain sans affect, ou que l'on pourrait désaffecter ? Cela m'incite à évoquer celui que l'on peut considérer comme le père de l'émotion au plan de la réflexion, à savoir Henri Wallon. Il a en effet remarquablement mis en relief la prégnance de l'émotion dans le processus vital constructif. Pour lui, l'émotion est inextricablement liée à la cognition, elle est même première : "À l'émotion revient le rôle d'unir les individus entre eux par leurs réactions les plus organiques et les plus intimes, cette confusion devant avoir comme conséquence ultérieure les oppositions et les dédoublements d'où pourront graduellement surgir les structures de la conscience" . L'émotion est ce qui permet l’empathie reliant entre eux les êtres humains. Et c'est en retour de cette vie affective et relationnelle nourrie de et par l'émotion envisagée comme clé du sens que surgit l'activité cognitive, par le biais, précisément, de la narration qui l'exprime. Il n'y aurait donc pas de récit possible sans émergence d'émotion, non seulement du côté du narrateur, non seulement du côté du narrataire, mais dans et par l'interaction qui à ce moment-là les relie.
Michel Legrand quant à lui évoque – mais simplement sous forme de note en bas de page (p. 253) – ce lien émotionnel qu'il pointe dans les pratiques de récits biographiques : "Il est inévitable qu'à la faveur des remémorations des affects émergent, le plus souvent sous forme de tristesse (il arrive que des larmes viennent aux yeux du narrateur)." Pourtant, il est soucieux – quoique psychologue, et peut-être même pour cela – de ne pas en faire la base de l’agir de cette pratique, car il ajoute aussitôt : "Toutefois, l'intervention socioanalytique a pour principe de ne pas accentuer l'expression des affects : on les laisse certes s'exprimer, dans le respect, l’écoute, le silence, mais on ne les travaille pas pour eux-mêmes. On repart sur le récit". Ceci pose bien les limites entre différentes formes de pratique narratives selon leurs visées et leurs cadres, et a le mérite de reconnaître que l'émotion peut surgir là où elle n'est pas spécialement convoquée. On est loin donc des recherches cathartiques de la psychanalyses par exemple, mais peut-on pour autant souscrire totalement à la neutralité – fusse-t-elle prônée comme bienveillante – de Rogers ? Car qui dit émotion chez l'un ne peut éviter de voir l'émotion induite en écho chez l'autre, c'est d'ailleurs cette capacité à s'émouvoir de l'autre qui permet cette pratique (n’est-ce pas précisément ce qui alimente la "bienveillance" rogérienne ?). Raconte, ce que tu dis de ce que tu vis m'intéresse, car je suis de la même pâte que toi...
Cette émotion qui nous est commune et nous lie renvoie à l'émotion de la découverte, l'émotion visible de quelqu’un qui comprend quelque chose. Si je réagis au récit de l'autre, c'est que je le "comprends ". En mathématiques particulièrement – discipline qui en soi porte peu vers les extériorisations affectives – l’émotion, plaisir de la compréhension comme douleur de l'absence de compréhension, s'exprime pourtant, et avec une évidence frappante. De même le eurêka ! du chercheur, véritable insight tant instantané qu'imprévisible, surgit invariablement dans un enthousiasme contagieux. Dans le champ des sciences humaines, de tels processus sont fréquents. Jacques Wittwer parle de fulgurances. Et il donne un exemple personnel. Faisant partie des personnes à priori sceptiques face aux démarches tournées vers le passé, mais profondément authentique vis-à-vis de lui-même et de ses ressentis, il évoque sa réaction en remarquant par hasard la signature de son patronyme sur un vitrail : "Ça m'a fait plaisir. Et j'ai été furieux que ça m'ait fait plaisir!"

Dans les pratiques
L'équipe qui travaille autour de Vincent de Gaulejac et Max Pagès tient ouvertement compte, dans ses séminaires, sans doute de par sa caractéristique résolument interdisciplinaire, du travail des affects de groupe : "Comme le roman, l'histoire de vie est chargée d'affects, de joies et de souffrances, d'amour et de honte... Apprendre à travailler son histoire ou à la produire permet d'ouvrir un espace entre les fantasmes et la réalité, de décoller les différents registres de l'histoire incorporée, de l'ordre du social, du psychique et de l'émotionnel."
Lors de l'animation d’une session, voici les ressentis émotifs que j'ai pu relever chez participants. Cela pouvait partir d'une quête d'autorisation à les laisser surgir : "J'ai le droit de marquer les événements douloureux ?", comme si cette mise en commun devait s'accompagner d'une asepsie de ce qui pouvait être évoqué à partir d'une trame personnelle visualisée sur des panneaux. Par la suite, les expressions se sont regroupées autour de sentiments reconnus comme mêlés, à connotation majoritaire de déplaisir, d’étrangeté, d'étonnement, d'appréhension, d'angoisse, de malaise, voire de honte : "dans mon vécu, il y a beaucoup de choses qui ne me conviennent pas" ; "il y a des choses que je croyais positives et qui ne le sont pas" ; "il y a trop de choses que je ne connais pas, que je ne sais plus" ; "je croyais que tout était là, et je suis désagréablement surprise de ne pas connaître réellement mes origines"... Mais aussi : "je ressens du plaisir d'une telle richesse de tous ces liens et tout ce que j'ai fait" ; "ça donne l'illusion qu'on s'en sort un peu de cet héritage, c'est toujours très fort" ; "cela me réveille moi-même, cela montre ce qui est sous-jacent aux événements, qu'il n’y a pas de linéarité. " Pourtant, quand ce plaisir s'exprime spontanément, il est souvent associé à une gêne: "j’ai dit certaines choses qui me tiennent à cœur, j'en ai barré d'autres" ; "les mots ne reflètent pas ce qu'on éprouve, on ne les trouve pas toujours" ; "j'ai du plaisir à trouver une certaine logique et une cohérence dans ma vie, mais cela me cause aussi du tourment et me montre des nœuds décisionnels à affronter" ; "il y a d'autres leviers qui s'écrivent assez peu"...
C'est bien de l'émotion qui émerge sous diverses tonalités aux détours de cette pratique, qui transpire, se communique, s'échange et se compare entre les différents participants. N'est-ce pas précisément ce qui en fait la richesse, pour peu bien sûr qu'on ne la laisse pas déraper comme le précise Michel Legrand (op. cit.) ?
On ne peut manquer de voir celle-ci à l’œuvre quand on se trouve en situation. L'écoute de l'histoire de l'autre et qui la suscite, n'est en rien passive, elle est vibrante. Bien plus tard quand on y repense, c'est par l'émotion que les souvenirs sont convoqués, plus que par l’évocation événementielle – émotion qui déborde les temps institués pour la pratique du récit, et qui s'alimente de tous les moments constructeurs de la convivialité : il en reste des histoires mêlées d'eau et de sable, de couleurs et d'odeurs, de souffrances et de frôlements, de rapprochements et d'incertitudes, de séparations et d'interrogations. Où, à partir de quoi et continent (l'histoire de) l'autre me touche ? C'est notre réserve d'humanitude qui entre à l'unisson, là où chaque vécu rencontre tous les vécus, phase de socialisation par excellence. Lire le collectif à travers l'individuel comme le prône Ferrarotti, réagir à l'autre car c'est soi que l'on écoute à travers son récit.
" Parlez-nous de vous. Vite, s'il vous plaît. Bientôt nous allons repartir, le travail n'attend pas. La moulinette va nous reprendre, les questions, comment ça s'est passé, qu'as-tu appris, qui as-tu rencontré ?...
Comment dire ?…
Vous ne dites rien. Cette émotion qui semble vous étreindre, d'où vient-elle ? Qu'est-ce qui vous a touché comme cela ?
Comment dire... comment dire que jamais vous n'oublierez… Mais vous ne dites rien, vous…
Votre silence se fait l'écho dit sens tu ".
Personne, même le "spécialiste", ne ressort indemne d'une expérience d'histoire de vie. L'émotion est toujours là présente, parfois palpable, plus ou moins maîtrisée, plus ou moins partagée. Personne ne pourrait imaginer une telle pratique déconnectée de ressentis humains, de réactivités chez autrui à partir des mots articulés et des implicites. L'émotion ne serait-elle pas le langage du non-dit, ce qui passe, s'exprime au-delà et en deçà des mots ? Ceux-ci en effet ne sont qu'une part de l'histoire : la vie naît de ce qui s'en échappe. Les mots ne peuvent l'épuiser, ils ne servent au mieux que de soupape à ce qui les anime. Les dits ne fonctionnent entre nous que grâce aux non-dits qu'ils dégagent.
Voici un exemple de cette inévitable contagion. Il s'agit du début d'un récit de vie :
"Le 11 novembre est le jour dit départ de mon compagnon. Symboliquement, son déménagement marque la fin d'une vie commune de 7 ans et d’une histoire de 13 ans puisque nous nous sommes rencontrés très jeunes et encore lycéens.
Ce départ, pourtant prévisible du fait de la détérioration de nos relations depuis plusieurs mois, me laisse très démunie. Je ne le souhaitais pas et ne peux alors imaginer ma vie seule.
Il est d'autant plus difficile à vivre que sont nées Jeanne, un été voilà 3 ans, et Marie, 2 ans plus tard.
Le 23 novembre, ma fille Marie ne s'est pas réveillée. Avec elle, j'ai perdu une partie de moi-même. Je pensais jusqu'alors avoir gouverné ma vie, dirigé mes choix, construit quelque chose. Avec la perte de Marie, ma vie s'effondre. Je ne suis plus rien, car je n'ai pu sauver mon enfant.
J'ai expérimenté la souffrance, la colère, un sentiment d'injustice et d'impuissance tel que je ne l'avais jamais fait. "La mort fait partie de la vie", dit le médecin de l'hôpital qui nous accueille. Moi je dis non c'est impossible. La mort concerne les autres, les vieux qui ont déroulé le fil de leur vie, pas mon enfant."
S'il ne s'agit pas de tomber dans la sensiblerie, il ne s'agit pas non plus de nier qu'histoires de vie et histoires de mort ou de séparations sont inextricablement liées comme cet exemple le montre. Et qui peut rester de glace à l'écoute de tels récits ? Si l'on peut parler d'intelligence artificielle dans un cadre mécanique, en aucun cas l'on ne peut parler d'écoute artificielle. Comme le dit Jean-François Gomez dans sa thèse, "il nous semble en effet qu'on ne collecte pas un tel matériau sans être éclaboussé par la souffrance que (la vie) représente, ce qui suppose une mobilisation considérable des affects . "
Ces considérations basiques rendent à l'expression, pour l'heure plutôt mésusée, de ressources humaines, tout son sens. Les histoires de vie ne peuvent ignorer cet aspect qui agit et agite leur pratique. Qui a passé quelques jours à s'écouter écouter en raccourci la vie des autres, ne peut pas ne pas avoir touché du doigt ce qui se joue de plus profond à l'orée de ces moments-là, de surcroît largement alimentés par les instants de rencontres informelles. L'emblème revient à saisir à nouveau au vol l'émotion de quelqu'un qui comprend quelque chose .
C'est de cet ineffable liant dont nous avons tenté ici d'être un témoin, sinon un révélateur parmi d'autres En s'interrogeant sur ce qui peut surgir d'une telle réflexion comme levier constructif vers cet aspect émancipatoire qu'à l'instar de Jürgen Habermas, nous recherchons à partir de cette pratique : savoir comment prendre en compte cette émotion, en évaluant par là-même jusqu'où ne pas aller vers ce territoire incertain, si sensible, cœur d'une autre histoire.
Je terminerai ici en citant un passage de l'ouvrage de Jean-Denis Bredin intitulé Encore un peu de temps :
"Le professeur Hélian récite ses derniers mots, il est plus ému que ceux qui l'écoutent, il leur parle de la vie et de la mort, de la lumière et de la nuit, de l'histoire, du temps, de l’instant et de l'éternité, de la joie de toute souffrance, de la souffrance de toute joie, et du vide de ce dernier cours, du vide qui suivra ce dernier cours."
Evoquons le vide qui nous saisit quand la personne se tait...