Prêt payant

lettre reçue de Henri Martin, libraire (Bordeaux, La Machine à Lire), en ligne avec sa permission


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François,

Merci de l'envoi de ton texte.

S'il est vrai que l'histoire nous agite tous beaucoup, tous autour du livre, on reconnaîtra à cette initiative, la lettre de la S.G.D.L., le mérite de faire parler un petit monde plus prompt à polémiquer sur les chemises de B.H.L. que sur les conditions économiques de sa propre production. On reconnaîtra d'ailleurs aussi le silence assourdissant des libraires. Il est probablement plus du à nos incapacités, individuelles et collectives qu'à une quelconque stratégie ; on dira aussi, tout simplement une gène.

 

Car, à vrai dire, comment ne pas être d'accord avec ce que tu énonces, comment ne pas être d'accord avec le texte de Laclavetine et même celui d'Onfray ; impossible puisque tous frappés au sceau du bon sens, peut-être parfois commun, mais en tout cas celui du poil de sentiments estimables, ceux pour lesquels on peut se mobiliser et se révolter, brandir les étendards d'un juste combat, celui de la défense de la veuve et de l'orphelin. Voilà, c'est politique et correct en plus, les méchants sont nommés.

 

Mais c'est vrai, ma position est certainement plus confortable ; quoique, pour être franc, cette lettre je l'aurais reçue à ta place, foutre qu'en faire et dire, et bien j'aurais eu du mal à la signer et, honnêtement, je ne jure pas que je l'aurais fait,  je le concède.

 

Mais à ta place je n'y suis pas. Mon nom n'est fort heureusement pas destiné à rester dans les manuels d'histoire littéraire, le tien, les vôtres si. Je veux dire que notre rôle, il n'est que là : aider des textes à trouver des publics et des auteursdes lecteurs. Et si on invente demain matin une méthode plus facile et moins coûteuse qu'un réseau de libraires pour cette mise à disposition ( j'oserais dire ce don ) j'applaudirai des deux mains. En attendant, si on trouve des livres dans des lieux de lecture publique, c'est d'abord parce qu'il y a encore des éditeurs et des librairies qui ont pris le risque d'une publication sans public à-priori.

Car il y a tout de même une chose simple que vous ne dîtes pas : c'est qu'il y a vingt ans, la lecture publique pauvre et misérable ne pèse quasiment pas sur l'économie du livre et que si, ces vingt dernières années ont été celles d'un intense rattrapage ( nécessaire, probablement, certainement  même...), et bien aujourd'hui, la lecture publique pèse lourd, très lourd. Et tout le problème est que ses responsablesn'en conçoivent aucune responsabilité pour eux-mêmes. Et n'en tirent aucune conséquences pour tout ce qui fait qu'autour d'eux on écrit, publie et diffuse des livre. Car la lecture publique gagne sur tous les tableaux et en finit par ne plus payer personne ni les auteurs, ni les éditeurs, ni les libraires (ce qui ne l'empêchepas de faire payer des droits d'inscription à son usage propre - gratuité ?) . Et si il y a encore des livres dans ce pays, des vrais s'entend, c'est bien parce que dans cette chaîne, il y circule de l'argent. Pour le coup si le substantif n'a pas d'odeur, il n'est jamais du meilleur goût dans les histoires de culture. C'est vrai mais on m'expliquera comment faire des livres sans argent. Le terme de cette logique, l'eschatologie de la lecture publique : le prêt gratuit et sans livre, le prêt pour le prêt, l'art du prêt, c'est-à-dire prêter le « plus rien » ? Comme le dit mon épicier «  sur ce que je n'ai pas en stock je te fais des remises encore plus fortes qu'à Leclerc. »

 

Pour le dire autrement, la lecture publique ne fait pas que servir la culture, elle la dessert aussi et parfois gravement dans ses outrances. Bien sûr que je te suis quand les librairies sont comme les bibliothèques les poumons d'un monde ou tout fait pression ; sauf qu'il y a un des poumons qui commence singulièrement à faiblir, et le c–ur derrière, il fatigue aussi.

 

La position de l'ABF n'est pas celle, fort loin de là, de tous les bibliothécaires. Mais nos camarades bibliothécaires ont pour eux l'organisation et la légitimité et ce mot d'ordre qui n'a jamais cessé d'être magique : la défense du service public, qu'il ne faut d'ailleurs pas forcément  confondre avec le service du public. Car par ailleurs, cet affaiblissement de la chaîne qui passe par l'appauvrissement des éditeurs (certains ) et la disparition progressive des librairies (certaines ), il ne mobilisepas vraiment les foules. Le droit de prêt n'est pas dissociable du prix unique du livre ni du dispositif très particulier de la loi qui garantit à l'état et aux collectivités des conditions préférentielles pour leurs achats de livres. Au nom de la bonne gestion des deniers publics, de plus en plus de collectivités ( les universités en premier lieu ) orientent leurs achats vers des filiales de Matra, Pineau ou autres dont on connaît l'intérêt « structurel » pour les choses de la culture lettrée et la création littéraire¸ et qui proteste ? Non là « où la lecture publique est défendue et vivante »,les librairies ne vivent pas forcement, les livres ne se vendent pas automatiquement et là ou c'est encore vrai le courant actuel fait que très vite, cela ne sera plus. Les positions militantes ( on dira politiques ) d'une minorité de bibliothécaires ne pèsent aujourd'hui plus très lourds face aux pressions des groupes (¸de communication..) facilités paradoxalement par les contraintes administratives et légales.

 

Nous avions imaginé, dans un petit groupe de travail, un dispositif ou ce droit de prêt serait assumé par les libraires sous forme d'une taxe sur chacun des achats de bibliothèque reversé à un organisme « x », gérée donc au titre acheté et non au même emprunté. Le financement serait évidemment assuré par l'alignement des conditions d'achat des bibliothèques sur le régime général ( -5% ).  La seule injustice que j'y vois c'est que, si le circuit marchand rémunère sur les ventes, la lecture publique le ferait (plutôt elle nous le ferait faire) sur ses achats sans compte des emprunts ultérieurs. Injustice fort relative à bien y regarder¸

Mais il est bien évident que nous aurons bien du mal à défendre le principe de nos marges nécessaires si vous, renoncez à vos droits légaux.